Placée sous le signe du Covid-19 et de l’annonce, en plein festival, du couvre-feu en place dans plusieurs villes, cette 11e édition s’est teintée d’une urgence accrue pour son public de partager des moments de convivialité et de s’immerger dans les salles, pour tenter de s’évader d’une réalité qui semble de plus en plus invraisemblable. C’est dans ce contexte que nous avons découvert d’exaltantes propositions teintées de mythologie, ainsi que l’œuvre d’une grande cinéaste contemporaine, encore trop peu connue en France.
Genus Pan, le dernier film du prolifique Lav Diaz (qui a reçu le prix du meilleur réalisateur d’Orizzonti à la dernière Mostra), est une fable sombre sur la nature humaine, résolument liée selon lui à la sauvagerie et l’animalité de l’espèce (Genus) violente et égoïste des Chimpanzés (Pan). Situé sur l’île reculée d’Hugaw, nom hérité de son passé colonial et qui signifie « saleté », le film raconte l’histoire de trois mineurs – incarnant chacun un personnage archétypal des classes défavorisées des Philippines – qui essayent de rentrer chez eux à pied après plusieurs mois de labeur mal payé. Les questions d’argent sont souvent au centre de la narration, mettant en évidence la corruption, la soif de pouvoir et l’exploitation des plus faibles par les autorités de l’île. Cette réalité génère l’aigreur et l’abattement d’Andres, qui a perdu son frère dans des circonstances obscures et n’arrive pas à subvenir aux besoins de sa sœur malade. Quant aux deux autres, Baldo, solipsiste et avare, et Paulo, altruiste et croyant, la révélation glaçante du secret qui les lie fait surgir des traumas enfouis et leurs instincts les plus primitifs. Si les injustices et les violences se déchaînent, la caméra de Diaz reste statique et toujours à distance des personnages. La longueur des plans participe d’une déréalisation qui fait ressortir leurs traits fondamentaux, en même temps que l’immuabilité du monde naturel qui les entoure. À l’image d’un magnifique et féroce cheval noir, perçu comme un mauvais présage, la jungle est peuplée d’esprits et de créatures mythiques qui viennent rappeler la démesure humaine, sur fond de situation politique aux Philippines.
Genus Pan de Lav Diaz
Il est aussi question de mythologie dans le troisième film de Lemohang Jeremiah Mosese, This Is Not a Burial, It’s a Resurrection, Grand Prix de la compétition Nouvelles Vagues du festival. Narré d’une voix rugueuse et profonde par un mystérieux joueur de lesiba au physique de mage, ce récit, où une veuve au visage marqué apprend la mort de son fils, dernier membre de sa famille défunte, acquiert immédiatement une épaisseur légendaire – d’autant plus que cet événement a lieu le jour de Noël, dans une région d’Afrique jadis appelée « Les Plaines des larmes » et renommée « Nazareth » par des missionnaires. Ce caractère de fable est renforcé par la présence d’images impressionnistes, quasi-oniriques, et une admirable bande-son bruitiste composée par le musicien Japonais Yu Miyashita. Cependant, le film oscille aussi vers un registre plus réaliste, à la fois dans sa façon de filmer les rites et la matérialité des corps et des objets, ou encore dans sa manière d’explorer des questions très contemporaines sur le déracinement et l’exploitation de la nature au profit du progrès : le trouble de la veuve est redoublé par l’annonce du déplacement de sa tribu, depuis son territoire ancestral vers la capitale afin d’y construire un barrage, ce qui l’oblige à déterrer ses morts. Son combat intrépide contre cette profanation s’élève, lors de la dernière scène, en un bel acte symbolique de révolte, mais dont le pouvoir évocateur aurait peut-être pu se passer du commentaire déclaratif (certes poétique) de la voix-off du narrateur.
This is Not a Burial, It’s a Resurrection de Lemohang Jeremiah Mosese
Joanna Hogg
L’événement le plus marquant du festival était sans doute la première rétrospective en France de la cinéaste britannique Joanna Hogg, réalisatrice de quatre films percutants dans leur manière de distiller l’émotion de leurs personnages. Devenue cinéaste à quarante-sept ans après une carrière de réalisation à la télévision, Hogg pose avec son premier film, Unrelated (2007), les jalons de son langage cinématographique qui ne cessera d’évoluer jusqu’à The Souvenir (2019), Grand Prix du jury au festival de Sundance 2019 et bientôt projeté sur nos écrans (une sortie est prévue pour mars 2021).
Dans Unrelated, Anna traverse une crise existentielle de la quarantaine et passe des vacances dans une villa en Toscane avec la famille de sa meilleure amie. Alors qu’elle essaie de s’intégrer au groupe d’amis du fils, elle entame une relation ambiguë avec ce dernier. Adoptant une narration ténue et une mise en scène composée de plans larges qui privilégient l’observation des interactions entre les personnages et leur rapport à l’espace, Hogg saisit de manière subtile la conflictualité interne d’Anna qui tour à tour se fond, se détache, puis se lie à nouveau avec ce qui l’entoure. On retrouve ici des motifs récurrents qui seront davantage développés dans ses deux films suivants, Archipelago (2010), un drame familial situé dans les îles de Scilly, et le très beau Exhibition (2013), qui traite de la vie commune d’un couple d’artistes dans une maison moderniste : la peinture de la bourgeoisie britannique, son obsession de l’espace architectural qui façonne et reflète les émotions et les rapports entre les personnages, ou encore les ruptures sonores (qui émanent souvent du hors-champ), vectrices d’une dimension quasi-fantastique dans Exhibition.
Unrelated de Joanna Hogg
The Souvenir, son dernier film en date et le plus explicitement autobiographique, est le récit bouleversant des premiers pas de la réalisatrice à travers l’histoire de Julie, étudiante en école de cinéma, et de la relation amoureuse aussi capitale que déchirante qu’elle entretient alors avec Anthony, plus âgé qu’elle et véritable dandy dont le charme (d’une arrogance proportionnelle à sa fragilité) est sublimé par la profondeur de l’interprétation de Tom Burke. Quant à la jeune Hogg, elle est incarnée avec une vivacité et une ingénuité désarmante par Honor Swinton Byrne, la fille de Tilda Swinton (qui joue d’ailleurs ici le rôle de sa mère). Au-delà d’être un grand film sur le premier amour et la désillusion, The Souvenir développe une réflexion sur le réalisme et le processus de création. À propos du film d’école qu’elle veut réaliser, une fiction sociale sur le port de Sunderland, la jeune cinéaste affirme vouloir « transformer en quelque chose de nouveau » la matière documentaire de son sujet, alors qu’Anthony l’incite à réfléchir sur la nature de ses personnages et leur capacité à être « vraisemblables, sans nécessairement être réels ». On peut y voir une mise en abime du travail de Hogg, qui recompose la matière autobiographique de son récit pour atteindre plus intensément sa vérité : The Souvenir représente en quelque sorte l’accomplissement des horizons de l’apprentie cinéaste d’autrefois qui arrive ici à saisir de manière ardente l’essence de son propre personnage, pris entre son ravissement amoureux et son désir implacable de création.
The Souvenir de Joanna Hogg