Les deux parties de The Souvenir composent une œuvre autobiographique vertigineuse relatant les jeunes années de formation de la cinéaste britannique Joanna Hogg, ici baptisée Julie (Honor Swinton Byrne). Vertigineux, le mot n’est pas trop fort pour décrire un projet qui multiplie les effets de mise en abyme et s’adosse à un système d’autoréférencement particulièrement tortueux. La cinéaste britannique dresse le portrait de sa propre jeunesse, dont elle confie l’interprétation à la fille de Tilda Swinton, tandis que cette dernière joue dans le film la mère de Julie ; cette même Tilda Swinton fut l’une des premières collaboratrices de Hogg et joua également ce rôle autobiographique dans le court-métrage de fin d’études de la cinéaste, un autoportrait déjà intitulé… The Souvenir. Le diptyque qui nous est présenté est autant le récit de la fabrication de cette œuvre originelle que son prolongement, voire son accomplissement, trente ans plus tard. Il faut enfin garder à l’esprit que le milieu dépeint est celui d’apprentis cinéastes londoniens en pleine réflexion sur la forme à donner à leur cinéma – être réaliste ou non, telle est la question – et que ces atermoiements nourrissent en écho la mise en scène des deux œuvres. Louvoyant entre un romantisme exacerbé (des lettres lues sur fond de campagne anglaise), un style opératique (des ébats à Venise accompagnés par des voix de ténors), un goût pour la comédie sociale (des brunchs où l’on parle politique) et des ronds de jambes faits à la Nouvelle Vague française (« il n’y a pas de règles »), Joanna Hogg multiplie les pistes stylistiques. Dans cette œuvre parfois quelque peu irritante par ses manières et l’étirement de certains effets (on y reviendra), se dessine toutefois un horizon particulièrement émouvant. Si Julie semble habiter chaque plan, elle paraît longtemps insondable et la vérité de son visage comme masquée. Tout le travail de la cinéaste trouve dès lors son sens dans un exercice de « profilage » : il s’agit pour elle de trouver le juste angle pour faire la netteté sur cet alter ego.
Regards fuyants
Le premier volet embrasse l’ambition portraitique jusqu’à l’obsession. Le visage de Julie semble sans cesse scruté par la caméra, qui ne sait comment le saisir avec justesse. De trois quarts de dos, par l’entremise de reflets (son appartement est coupé en deux par un gigantesque miroir mural), décadrée, partiellement cachée ou obscurcie par la pénombre, le regard de Julie ne cesse de nous fuir. Cette brouille traduit évidemment l’état du personnage, qui connaît dans ce premier temps du récit un éclatement de la perception qu’elle a d’elle-même et du monde qui l’entoure. Si Julie ne sait plus qui elle est, c’est parce que les yeux d’un homme se sont posés sur elle : Anthony (Tom Burke), dandy héroïnomane, vient autant saper la confiance qu’elle a en son regard (et son désir de filmer avec réalisme une autre classe sociale que la sienne) qu’il vient enfermer son être dans une figuration mélancolique et figée. Dans une séquence charnière, il lui montre une peinture impressionniste représentant une jeune femme de profil lisant une lettre de son amoureux : « She look sad », juge Julie ; « I think she look determined, and very much in love », réplique avec confiance Anthony. Ce petit tableau de Fragonard est intitulé The Souvenir et vient évidement biaiser l’image que porte Julie sur elle-même, tout en annonçant ses malheurs à venir.
Cette première partie pâtit de ce déterminisme qui met le récit sur des rails, le film tout entier étant comme phagocyté par la relation de Julie avec cette figure sombre. De manière explicite, l’emménagement d’Anthony dans l’appartement de Julie donne lieu à des scènes où les deux amants négocient leur place dans cet espace qui va devenir quasiment l’unique décor du film. Une idée qui se prolonge dans la manière dont de nombreux plans sont vampirisés par le regard ténébreux de Burke, qui écrase de sa taille le faciès frêle et fuyant de Swinton Birke. Sans compter que la mise en scène atteste d’un sens du cadre qui tourne parfois à la démonstration de force d’une cinéaste en pleine maîtrise de ses moyens. Un éloquent cadre dans le cadre (Julie quitte un décor pour s’aventurer dans un autre) ponctue d’ailleurs cette moitié d’une figure de style resserrant le propos sur l’acte de création même de la cinéaste. Certains effets se révèlent tout autant redondants et appuyés – de la pellicule super 8 disant la mélancolie jusqu’au miroir brisé qui figure une cassure. En ressort l’impression contrastée d’un premier film quelque part aussi étriqué que l’horizon de son personnage et de ses vues artistiques : triste, et un peu trop théorique.
Le doute
C’est en poussant plus loin le geste narcissique, tout en accompagnant l’ouverture du personnage vers le monde extérieur – la seconde partie épouse la forme d’une fresque sur le Londres des eighties que le premier film ne cessait de nous promettre –, que le projet de Hogg se déploie toutefois pleinement. Au fil de ce deuxième volet, la cinéaste met en scène Julie en train de réaliser son autoportrait filmique, le fameux film de fin d’études, dans un nécessaire mouvement d’éloignement vis-à-vis de la peinture impressionniste, chargée du souvenir de son amant. Sans se départir totalement de quelques boursouflures, Hogg se recentre sur les temps morts et les dialogues, en cultivant un sens de la dérision bienvenu au sein de cet univers autobiographique. Dans les conversations avec ses parents ou ses collaborateurs, tour à tour légères et âpres, Julie semble en proie au doute, hésitante – faire des films ou abandonner cette voie est la grande question qui semble la tarauder. Le thème de la fragilité de la création artistique se dévoile ainsi plus clairement : le style de la jeune cinéaste, que ses collaborateurs s’accordent à ne pas comprendre, devient un objet de lutte pour Julie et une revendication de la part de Joanna Hogg, apportant un contrepoint intéressant au sentiment de toute-puissance qui caractérisait la mise en scène de la première partie.
Si cette « Part II » apparaît ainsi de prime abord moins spectaculaire et séduisante, elle se montre aussi plus émouvante en creusant en profondeur le sillon du rapport de Hogg à son propre cinéma. Celui-ci devient l’enjeu principal – elle situe l’action essentiellement sur le plateau de tournage qu’on entrevoit à peine dans le premier film –, Julie expérimentant sans cesse pour obtenir enfin une image juste d’elle-même : ce regard sincère qu’elle perçoit dans le visage de l’actrice qu’elle a choisie pour l’incarner. Cet apaisement se matérialise aussi à l’écran par l’effacement progressif des obstacles qui nous empêchaient de regarder Honor Swinton Byrne. Que la toute fin du film recentre un peu inutilement le propos sur le motif de la mise en abyme ne gâche pas le sentiment d’avoir accompagné, par l’affirmation de son talent, une femme faisant la paix avec elle-même.