Il aura fallu attendre que The Souvenir fasse connaître en France la cinéaste britannique Joanna Hogg pour que ses films précédents – Unrelated (2007), Archipelago (2010) et Exhibition (2013) – trouvent enfin le chemin de nos écrans. Ils circonscrivent pourtant mieux la beauté et la singularité de son cinéma insulaire que l’ample diptyque autobiographique qui a valu à l’autrice sa notoriété internationale tardive.
Les trois premiers longs-métrages de Joanna Hogg témoignent d’une conception épurée de la mise en scène à l’opposé de celle de Caprice (1986), son film de fin d’études. Mettant en scène une Tilda Swinton juvénile en Alice perdue au pays des images publicitaires de son magazine favori, cette succession de tableaux en carton-pâte sur fond de pop new wave évoque malheureusement moins les expérimentations queer de Derek Jarman, que Hogg fréquenta à la fin des années 1970, que le cinéma du look de Beineix-Besson-Carax. Face à cette belle tranche de kitsch détrempée dans son jus 80s, singeant l’esthétique publicitaire en prétendant la moquer, on ne s’étonne guère que Joanna Hogg ait choisi de délaisser les plateaux de cinéma pour le clip et la télévision. Même dans la réécriture plus personnelle qu’en propose la séquence de projection de The Souvenir : Part 2, Caprice ne ressemble guère aux films suivants de la cinéaste. Hyper-signification du scénario, théâtralité maniériste des décors et des éclairages, jeu ostentatoire des comédiens : la multiplication d’effets y vaut style.
À partir d’Unrelated, ses films témoignent en revanche d’une forme de rétention formelle, en réaction aux conventions audiovisuelles imposées à Joanna Hogg pendant ses années à la télévision, comme le confiait l’été dernier la cinéaste au Fema. Pensés à partir d’un texte illustré, plus proche de la nouvelle que de la traditionnelle continuité dialoguée, ils sont construits autour d’une trame narrative minimaliste, sans véritable élément déclencheur ni résolution. De prime abord, une impression de simplicité s’en dégage, de par le caractère en apparence anecdotique des situations filmées, l’aspect prosaïque des dialogues improvisés, la sobriété du jeu des comédiens souvent non-professionnels et le choix d’une image numérique sans apprêts, avec une intervention minimale de l’éclairage. Cette impression est évidemment trompeuse. Hogg tire profit d’un dispositif composé principalement de plans fixes, souvent frontaux mais où le cadre semble avant tout pensé pour faciliter la circulation des figures dans l’espace filmé.
Elle joue ainsi constamment sur le passage entre champ et hors champ (avec le surgissement de figures à des bords inattendus du cadre et une utilisation très fine du hors-champ sonore), sur les déplacements des comédiens dans la profondeur de l’image ou sur leur passage dans des espaces surcadrés par des fenêtres ou des seuils de portes. Cette précision de la mise en scène donne à ces films une certaine qualité d’abstraction, en dépit de leur réalisme apparent – que Joanna Hogg ait co-dirigé un passionnant catalogue sur Chantal Akerman, à l’occasion d’une rétrospective londonienne de la cinéaste belge en 2015, n’étonnera guère. Non seulement ces choix nourrissent une constante tension visuelle contrebalançant l’aspect ténu du récit, mais ils permettent aussi d’esquisser par petites touches les rapports complexes qui lient les protagonistes. Hogg ne se repose que très peu sur les dialogues, qui suggèrent des nœuds sans vraiment leur donner d’explication. La désarmante simplicité de ce cinéma de situation (plutôt qu’à sujet) n’enlève rien ni à sa sophistication, ni à son mystère.
Conte d’été
Le fait qu’Unrelated (tourné en 2007) soit longtemps resté inédit en France étonne d’autant plus que cette œuvre limpide, drame de chambre déguisé en film de vacances, semble s’inscrire dans une droite lignée rohmérienne. Anna (Kathryn Worth, dont le charme fragile n’est d’ailleurs pas sans rappeler Marie Rivière) arrive en pleine nuit dans la villa italienne où l’a conviée pour l’été Verena (Mary Roscoe), une amie de longue date ; elle est venue seule, sans son compagnon de douze ans, dont elle avait pourtant annoncé la venue. Étonnamment, à la compagnie de Verena, de son époux et de son cousin, Anna préfère bientôt celle de leurs enfants turbulents, Jack, Badge, Archie et surtout Oakley, le meneur de la bande (Tom Hiddleston, dont c’est le premier rôle au cinéma). Toutes boucles blondes, torse nu et sourire carnassier, Oakley a la beauté du diable et l’arrogance de la jeunesse ; Anna se laisse attendrir par le bel indifférent.
L’horizon du film est contenu dans son titre : Unrelated ne met rien d’autre en scène qu’une femme qui ne sait comment se positionner par rapport aux autres. Émergeant du néant de la nuit toscane, chargée de sa lourde valise, à peine éclairée par les phares de la voiture qui vient de la déposer en pleine campagne, Anna se retrouve aussitôt face au groupe des jeunes gens, en pleine beuverie. Plutôt que de signaler sa présence, elle reste immobile, prostrée dans le cadre, attendant d’être remarquée.
Qu’elle soit ainsi isolée par des jeux de champs-contrechamps, des surcadrages ou par les différents niveaux de profondeur de l’image, elle nous est toujours désignée comme à côté des autres – femme sans foyer, entre deux âges, entre deux milieux sociaux. Ce statut intermédiaire de l’héroïne est également esquissé par l’entremise de ses mouvements : tandis que les parents se traînent nonchalamment de chaise en transat, Oakley et ses amis n’ont de cesse de traverser le cadre à toute allure, contraignant la pauvre Anna à leur courir maladroitement après, toujours avec un temps de retard. Le rapprochement progressif d’Anna et d’Oakley lui offre quelques moments de répit, le temps de scènes où les deux personnages se partagent enfin le cadre à égalité. Mais ce répit n’est que de courte durée : lorsque le jeune homme se refuse finalement à entrer dans sa chambre après plusieurs jours de flirt, Anna est brutalement renvoyée à sa solitude.
Ce statut d’outsider du personnage la place au niveau du récit dans une position impossible : les uns en font leur confidente, tandis que les autres la voudraient délatrice. Tôt dans le film, Verena raconte une anecdote sur son amitié adolescente avec Anna : elle avait proposé à la jeune fille solitaire de venir fumer en cachette une cigarette avec ses amies. Anna s’était mise à tousser, attirant l’attention d’un professeur qui les avait punies. Au présent, l’héroïne troque son inclusion temporaire dans le groupe des jeunes contre la promesse de protéger leurs secrets des adultes – une bouteille de vin rare bue en cachette, des séances de fumette en plein champ, mais aussi un accident de voiture qui aurait pu avoir de graves conséquences. La rupture du secret, qui intervient comme une revanche après qu’Oakley semble délaisser Anna pour flirter avec une jeune Italienne, conduit à la brusque exclusion de l’héroïne à la fois du groupe des jeunes et du groupe des « vieux », Verena lui reprochant d’avoir dissimulé la vérité. Les tensions qui couvaient entre les deux groupes éclatent au grand jour et Anna, littéralement, ne sait plus où se mettre. Dans un plan lointainement réminiscent du Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel, elle avance à pas lents sur une route de campagne à l’écart des deux groupes qui tolèrent sa compagnie, mais refusent désormais de lui adresser la parole. Elle finit par quitter abruptement la villa pour se réfugier dans un motel sordide où Verena vient la chercher. Pour la première fois, les deux femmes parlent honnêtement, élucidant le malaise qui couve depuis l’arrivée d’Anna. « Tu es entourée par ta famille. », dit-elle à Verena, « Tu as une place. Moi je demeurerai pour toujours à la périphérie des choses. »
L’apaisement en surface de toutes les tensions, les sourires complices échangés avec Oakley et les promesses de retrouvailles londoniennes avec Verena qui viennent clore le film ne suffisent pas à effacer tout à fait l’amertume de ce qui s’est dit, et joué là. Dans sa manière subtile de faire enfler en sourdine le sentiment d’isolement existentiel de son héroïne, tout en retardant le plus longtemps possible l’expression verbale des affects, Unrelated est le plus simple mais peut-être aussi le plus beau film de Joanna Hogg à ce jour.
Bergman Island
Archipelago, réalisé trois ans plus tard, reprend en quelque sorte les mêmes ingrédients que le film précédent : une maison de vacances isolée accueillant une famille bourgeoise rongée par les rancœurs et les non-dits. Tom Hiddleston, encore lui, interprète Edward, cadre démissionnaire sur le point de partir en Afrique pour une mission de bénévolat d’un an. Pour fêter son départ, sa mère Patricia (Kate Fahy) et sa sœur Cynthia (Lydia Leonard) ont loué une maison sur les îles Scilly, au large de la Cornouaille, où ils passaient autrefois leurs vacances. Malheureusement, ces êtres si déterminés à s’aimer et à passer du temps ensemble peinent en réalité à supporter la compagnie des uns des autres. Presque chaque séquence où les personnages partagent le même cadre vire au drame, poussant chacun à se replier dans les espaces exigus des chambres à coucher ou à se perdre en solitaire dans l’immensité de la nature sauvage.
Les rapports entre frère et sœur en particulier sont présentés comme conflictuels, et ce dès l’arrivée d’Edward. Cynthia, revêche et mesquine, est un personnage agressivement antipathique, mais dans ses emportements s’exprime une forme de franchise moins glaçante que le mutisme passif-agressif de sa mère et de son frère. La rivalité fraternelle s’exprime de manière beaucoup plus explicite que dans le film précédent, en particulier dans deux séquences de repas d’une tension insoutenable, au prix parfois de la subtilité. Mais Archipelago est paradoxalement plus mystérieux qu’Unrelated, ne donnant aucune explication claire au mal-être de Cy ou aux racines de ses rapports conflictuels avec Edward, si ce n’est ce père omniprésent par son absence, se rappelant à sa famille par des coups de téléphone quotidiens à défaut de tenir sa promesse d’être parmi eux.
En outre, de tous les films de Joanna Hogg, Archipelago est avec Exhibition le plus critique envers le milieu social privilégié qu’elle filme – un recul qui manque à ses œuvres plus récentes. Edward, personnage en surface assez sympathique, semble tiraillé entre conscience coupable de sa condition bourgeoise et ignorance de ses privilèges – une contradiction que sa sœur n’hésite pas à pointer avec une ironie mordante. Ce tiraillement s’exprime en particulier dans sa manière d’investir ses relations avec les employés recrutés par sa mère à défaut de supporter la compagnie des siens. Il insiste en particulier pour que Rose (Amy Lloyd), la jeune cuisinière, partage leurs repas, puis recherche activement sa compagnie, engageant la conversation alors qu’elle est en plein travail et professant qu’il n’a pas besoin d’elle pour se préparer un bol de céréales avant de lui demander où sont les cuillères. Le montage dialectise l’opposition entre le jeune homme oisif baguenaudant à bicyclette et Rose, constamment occupée aux courses et à la préparation des repas, tout en étant contrainte de subir en silence le psychodrame permanent de la maisonnée. Quant à Christopher (Christopher Baker), peintre local qui donne des cours à Patricia et à Kate, il semble progressivement représenter pour Edward une figure paternelle substituable au père absent.
Là où Archipelago surpasse peut-être Unrelated, c’est dans la splendeur de l’image d’Ed Rutherford et dans l’importance accordée au paysage. À la chaleur de l’été italien succèdent les frimas de la Cornouaille. Tandis qu’Unrelated jouait beaucoup des contrastes lumineux, opposant jours et nuits, intérieurs sombres et extérieurs surexposés, Archipelago fait la part belle à la couleur ; on pourrait même le qualifier de film de peintre, puisqu’il s’ouvre sur un gros plan de la toile peinte par Christopher et s’achève par l’accrochage d’un tableau au mur nu de la maison. La nature austère des îles Scilly donne lieu à des plans d’extérieur sublimes, où la lumière diffuse du ciel de coton éclaire une étonnante palette de bleu, de gris et de vert pâle. Les intérieurs aux couleurs froides, faiblement éclairés, rappellent quant à eux la peinture scandinave – on pense volontiers à Hammershøi (en particulier dans ce plan où Edward, de trois-quarts dos, est assis au chevet de sa mère) et par extension à Bergman plutôt qu’à Rohmer.
Architecture sentimentale
Cette attention pour l’espace fait tout l’intérêt de son troisième film, Exhibition, sans doute son œuvre la plus expérimentale. Si le récit d’Unrelated et d’Archipelago étaient ténus, celui d’Exhibition tiendrait sur un post-it ; à l’inverse des films précédents, les personnages sont assez clairement ce que le film a de moins intéressant à proposer. Exhibition est avant tout le portrait de la maison d’architecte qu’un couple d’artistes d’âge mûr, D (Viv Albertine, la guitariste des Slits) et H (l’artiste Liam Gillick) s’apprête à vendre après y avoir vécu pendant près de dix-huit ans. Le film explore ce lieu étonnant pièce par pièce sans que nous ne parvenions à appréhender l’espace dans sa globalité. Soit Hogg nous donne soudain accès à des portions inédites de la maison, soit les pièces connues se recomposent à l’image par le coulissement de rideaux ou de cloisons et par le choix de cadrages inédits.
Le titre de l’œuvre est, une nouvelle fois, révélateur, moins toutefois pour ce qu’il raconte des personnages (D, qui travaille sur une exposition, est travaillée par sa rivalité professionnelle avec son compagnon) que de la spécificité de cet espace étrange. Supposé être le foyer de l’intimité conjugale, il semble au contraire ouvert aux quatre vents, brouillant la frontière entre dedans et dehors. Le son, plus encore que dans les films précédents, joue ici un rôle capital. Qu’il s’agisse des déplacements des deux protagonistes dont les pas lourds résonnent dans tout l’appartement ou des bruits venus du dehors (les ouvriers qui travaillent devant l’immeuble, les klaxons des voitures ou la conversation téléphonique d’une femme garée devant l’immeuble), l’espace est sans cesse saturé par des sons inhospitaliers. Les grandes baies vitrées protégées par des persiennes ou des rideaux participent également de cette porosité, en organisant tour à tour l’obstruction ou le dévoilement des corps et des décors. En choisissant de filmer alternativement les reflets de l’espace intérieur sur le verre ou ce que l’on voit à travers, Hogg crée une confusion constante pour le spectateur, qui ne sait plus très bien s’il se trouve on the outside looking in ou on the inside looking out. Les protagonistes sont eux-mêmes partagés entre la volonté de se dissimuler du regard des autres et un désir littéral d’exhibition, comme en témoigne ce plan où D, nue devant sa fenêtre, ouvre et referme les persiennes, s’exposant de manière intermittente au regard des passants.
Cette étrange arène sert de miroir aux dysfonctionnements d’un couple qui semble, comme la famille d’Archipelago, incapable de communiquer et de partager une intimité sereine, mais qui, paradoxalement, vit de manière autosuffisante dans une angoisse absolue de toute intrusion extérieure. Hogg insiste ainsi sur le rituel carcéral d’ouverture et de fermeture de la porte d’entrée capitonnée, protégée par une alarme, ou sur l’obligation pour les invités d’ôter leurs chaussures pour circuler à l’intérieur de la maison. Les deux protagonistes semblent sans cesse suspicieux l’un envers l’autre (on ne sait pas bien si H souffre de dépression ou d’addiction, ou si D est d’une inquiétude maladive), et manifestent un rejet de toute forme d’altérité : H rudoie grossièrement un artisan qui s’est garé sur sa place de parking tandis que D feint un malaise au milieu d’un dîner avec des amis parce qu’elle ne supporte plus de les entendre parler de leurs enfants. Le dernier tiers du film marque une ouverture progressive vers l’extérieur : D quitte enfin sa prison domestique pour partir, d’abord en imagination puis dans la réalité, à la découverte de la ville qui apparaît pour la première fois comme autre chose qu’un enfer urbain. C’est finalement un couple avec trois enfants qui succède à D et H, tissant in extremis un fil entre cette œuvre glaciale mais constamment inventive, et celles qui la précèdent. L’image d’Épinal inattendue de cette famille investissant avec joie l’espace qui fut la prison des protagonistes du film éclaire par contraste les protagonistes de Joanna Hogg comme des êtres incapables de fonder une communauté, condamnés à demeurer à la périphérie de l’existence.