Le gothique est affaire de décor et son drame est d’être tombé dans le cliché : à force d’avaler des visiteurs et d’en recracher des fantômes, les maisons hantées ne sont-elles pas devenues de pesantes machines aux effets usés ? Cette imagerie issue du romantisme noir sert de cadre à Eternal Daughter, le dernier film de Joanna Hogg : une auto perce le brouillard, un arbre crochu étend ses doigts au-dessus d’elle, tandis qu’une flûte plaintive résonne – et déjà la forêt ressemble à un concile de sorcières. Ce décor stéréotypé est vite remplacé par un manoir de style géorgien où Julie, réalisatrice, emmène sa mère Rosalind pour fêter son anniversaire. En parallèle des festivités, la cinéaste tente d’écrire son prochain scénario, centré sur sa mère et la demeure où elles séjournent, qui a appartenu à la famille. Tente, car la mauvaise conscience et des bruits nocturnes la détournent vite de son travail. Bientôt, elle se met à arpenter les couloirs de la demeure, à la recherche de ces sons qui frappent à la porte de sa conscience.
Les métamorphoses
L’étrangeté du film ne découle pas directement des esprits frappeurs, mais de ce couple de personnages dysfonctionnels. Traversés par les silences et les révélations frappantes (l’annonce soudaine d’une fausse-couche, le récit par Rosalind de la mort de son frère), les dialogues entre Julie et sa mère sont dits d’une seule voix et d’un seul timbre – celui de Tilda Swinton, qui interprète les deux rôles à l’écran. L’idée du film, soufflée par l’actrice à la cinéaste, consiste ainsi à dédoubler Swinton dans tous les plans, comme elle le serait par le champ-contrechamp. C’est là une manière d’illustrer l’un des principes du fantastique, où la porosité entre le monde réel et sa doublure maléfique transparaît grâce à la duplication des personnages (comme chez Maupassant ou Gogol). Cet héritage littéraire, Hogg le convoque d’ailleurs directement en citant à l’écran la première page de la nouvelle « They » de Kipling, une histoire de fantômes et de deuil. Il est alors difficile de ne pas deviner avant la révélation finale, particulièrement peu spectaculaire, que Julie traîne avec elle non sa mère, mais son fantôme, ou du moins l’image qu’elle s’en fait.
Ce principe de gémellité est mis en évidence dès leur arrivée dans le manoir, lorsque l’ombre de Julie remplace sa mère le temps d’un plan, cette dernière s’étant mystérieusement téléportée de la voiture au lobby de l’hôtel. L’une et l’autre ne peuvent exister indépendamment, comme les deux petits lapins qu’on offre à Rosalind au début du film. Ces peluches siamoises, à la fois semblables et différentes, rappellent que Tilda Swinton montre ici deux facettes opposées de son jeu, qu’elle exploite sans une once de l’histrionisme qui peut parfois la caractériser. D’un côté, un goût manifeste pour le travestissement et le vieillissement (tendance Madame D. dans The Grand Budapest Hotel), de l’autre, un art de la rétention émotionnelle aboutissant à une forme de malaise – dont le personnage de Jessica Holland dans Memoria constituerait l’exemple le plus achevé. Lors des longues scènes d’errance nocturnes de Julie, la présence fantomatique de sa mère est constamment rappelée à l’écran par une multitude de trouvailles visuelles mettant en évidence le talent de plasticienne de Joanna Hogg. Par des ombres portées ou des miroirs diffractant le visage de Swinton, elle s’amuse des ressources du hors-champ pour jeter le doute sur l’identité de ses personnages. Lorsque, par exemple, Julie s’enfonce en direction du sous-sol, la porte de la chaufferie se renferme lentement derrière elle et masque alors l’intégralité du plan à l’exception d’une raie de lumière reflétée dans un miroir. Une silhouette surgit un instant : s’agit-il de son reflet, de la présence fantomatique de sa mère ou d’un assaillant potentiel ?
La boucle et la pliure
« I make my rounds, and of course, that’s the time when memories float back to me » explique Bill, le gardien de l’hôtel, à Julie. La structure sérielle du récit, répétant des séquences a priori anodines, donne elle aussi cette impression de boucle, renforcée par les mouvements circulaires de Julie lors de ses virées nocturnes. Qu’elle soit au téléphone ou qu’elle parte à la recherche de son chien dans la demeure, elle fait aussi ses rondes à la recherche de sa mémoire. Un peu à la manière de Shining, l’hôtel pourrait s’apparenter à une extension du cerveau de son habitante. Au bord de l’effondrement à force de ne plus dormir, Julie évolue dans un univers dont les dysfonctionnements (les lumières grésillent, le chauffage ne marche pas) sont comme l’allégorie de son esprit névrosé. Le montage se fait alors le réceptacle de cette perception désorientée. Hogg filme par exemple le début d’une discussion entre Julie et sa mère à travers un miroir, sans en révéler l’amorce. Lorsque la caméra change de position et se place en face du lit de la vieille dame, tous les objets semblent avoir permuté : le téléphone de la chambre ne se trouve plus à gauche, mais à droite de Rosalind, elle-même surplombée par un petit miroir qui ne pend désormais plus sur le même mur. Trop rapide pour que le spectateur comprenne immédiatement la supercherie, la coupe donne l’illusion qu’en un instant, la totalité de l’espace s’est reconfigurée sous l’œil indifférent de Julie.
Isolée à l’intérieur d’un décor si indifférent à sa détresse qu’il en devient la caisse de résonnance, Julie utilise les vitres et les miroirs à la manière d’une surface de projection mentale, comme lors d’une courte scène où elle regarde sa mère en train de prendre ses somnifères, la teinte de l’image passant subitement du bleu au rose. Du gothique, Hogg retrouve alors la stylisation outrancière des décors qui aboutit à une forme de personnification. Boiseries et gargouilles sont dotées d’un point de vue (ce que soulignent les jeux de champ-contrechamp), tandis que l’espace de la maison lui-même semble ravaler le personnage entre ses murs – idée que rend littérale un beau plan où l’angle formé par un escalier et une verrière ressemble à une mâchoire gigantesque prête à dévorer Julie. La mise en scène du film trouve sa cohérence dans cette façon de plier le décor à la faveur d’une rencontre qui fend l’espace-temps. Comme dans la théorie de la relativité, l’espace se courbe pour rendre possible la rencontre de personnages n’appartenant pas tout à fait au même plan d’existence. C’est au fond la fonction du champ-contrechamp, où le montage opère alors la collision entre deux images filmées selon un angle de 90°. Par l’adjonction d’images tournées indépendamment les unes des autres (puisque Tilda Swinton n’a pu se répondre à elle-même dans les deux rôles de Julie et Rosalind), un espace commun et fugace se créé, à l’intérieur duquel les morts et les vivants parviennent à converser. C’est à la préservation de cet instant fragile qu’est entièrement dévolu Eternal Daughter, et il n’est dès lors guère surprenant que le seul véritable souvenir que garde Julie de la mort de sa mère soit une poignée de mains – l’ultime persistance d’un lien, avant la séparation définitive.