En optant, comme à son habitude, pour un dispositif documentaire d’une simplicité désarmante – douze plans de cinq minutes sur la ville quasi fantôme d’Allensworth, fondée en 1908 en Californie –, James Benning parvient à transformer la moindre vibration en événement. Une variation qui serait insignifiante ailleurs prend chez lui la forme d’un petit séisme perturbant les repères aménagés par le montage. Ainsi d’un train qui, passant au loin, vient court-circuiter l’immobilité de la mise en scène ; d’un morceau de musique recouvrant de ses notes mélancoliques le silence d’une ville déserte ; d’un oiseau qui se pose sur le toit d’une maison ; d’un rayon de soleil qui, contre toute attente, irradie un plan de prime abord grisâtre, etc. La chose n’est pas nouvelle : les documentaires minimalistes de Benning reposent sur des règles strictes (plans longs consacrés à tel ou tel motif, à une région plutôt qu’à une autre, etc.) qui mettent souvent en exergue l’exceptionnel. Par exemple, dans le magnifique Ten Skies, film tout entier tourné vers le ciel, le septième plan était le seul à montrer autre chose que des nuages (de la fumée industrielle). On retrouve cette logique dans le huitième tableau d’Allensworth, dans lequel une écolière, en costume d’époque, lit à voix haute un poème de Lucille Clifton résonant avec l’histoire de cette municipalité pionnière, la première en Californie à avoir été intégralement fondée et gouvernée par des Afro-américains. À l’échelle du travail de Benning, la singularité du film tient à ce pas de côté qui nous livre clef en main son sous-texte antiraciste : chaque plan suivant sur les bâtisses d’Allensworth semble désormais hanté par la poésie incisive de Clifton (« Talk about Columbus. I tell you who discovered America : Martin Luther King, that’s who. »).
Si tout est relatif chez Benning, le temps du film, lui, ne l’est pas : il file en ligne droite juste sous nos yeux comme les nuages de Ten Skies et les voitures de Small Roads. Allensworth a d’ailleurs pour particularité d’inscrire ses douze plans au sein d’un programme temporel bien défini (les douze mois de l’année, de janvier à décembre). Les transitions s’accompagnent d’une ellipse d’un mois et nous invitent à éprouver un déchirement au moment de laisser derrière nous un plan auquel on se serait attaché, chaque raccord prenant la forme d’un adieu définitif. Comme un compte à rebours vers la mort, la structure du film peut même donner le sentiment de traverser une vie entière, d’un paysage inhabité (un arbre isolé dans le froid hivernal du mois de janvier) à un cimetière au milieu duquel il ne reste qu’une tombe encore intacte : celle d’une certaine Anna Pierson, morte en 1928 et dont on ne saura rien de plus si ce n’est qu’elle est passée par là. Allensworth est aussi une belle épitaphe à la mémoire de ce qui a été.