Piégé quelque part entre Straub et Duras, le dernier film de Christian Merlhiot peine à creuser une distance excitante entre son texte – magnifique – et ses images fauves. Encore un problème de dispositif.
Si l’on cherchait à argumenter en faveur de l’importance d’India Song au cinéma, on pourrait commencer par dire qu’il n’a jamais cessé de lui faire des petits. Ce Procès d’Oscar Wilde nous arrive comme le dernier d’une lignée aussi ténue que pérenne. Le film prend place dans une grande villa dépeuplée, voisine en tout de l’ambassade hantée d’India Song. On sait, depuis le film de Duras, que les grandes propriétés vides attirent à elles les fantômes et que ces apparences esseulées, errant dans les couloirs, se prêtent à toutes sortes de possessions, à toutes les projections possibles. C’est toute une époque révolue, celle des grands bals, celle du faste et des réceptions, qui revivait dans les bâtiments abandonnés de l’ambassade durassienne.
Dans la villa du Procès…, on ne croise qu’un seul corps : celui d’un traducteur qui, comprend-on, travaille à faire passer les minutes du procès d’Oscar Wilde – le véritable, l’historique – du français à la langue arabe. Il se lit le texte, le traduit à voix haute, le répète à l’aide d’un dictaphone (le dictaphone : premier outil d’un dédoublement à venir). Il se laisse progressivement habiter par l’affaire, incarnant à tour de rôle ses différents protagonistes – la défense et l’accusation, Oscar Wilde et ses juges – qui tous revivent à travers lui. On découvre, au cours de ses allées et venues, la forme et les alentours méditerranéens de cette somptueuse villa, prise dans une nuit américaine aussi étrange que violacée (violemment contrastée : ses hauts murs blancs luttant de luminosité malade avec les ténèbres environnantes).
La grande préoccupation de cette lignée cinématographique peut s’exprimer ainsi : rendre le texte d’un film à sa nature de texte, à sa matérialité de texte, sans plus l’allier artificiellement, le fondre, le cacher sous l’image, comme un résidu honteux ; que texte et image retrouvent (ou réinventent), au cours du film, le fil enfoui de leurs rapports (que le cinéaste prend soin d’exhiber). Si tout le texte passe du côté du son – comme dans India Song – alors la dissociation est complète : images et sons se rencontrent frontalement. Mais, comme c’est le cas ici, le texte peut tout simplement être dit, énoncé par un pseudo-personnage, et ne garder avec l’image qu’une distance respectueuse.
Comme Christian Merlhiot n’est pas l’auteur du texte – il adapte pour l’écran un texte préexistant – se pose justement pour lui la question de la traduction dans toute sa complexité : comment faire passer cette somme de mots dans une forme cinématographique ? Et surtout : comment concilier la distance temporelle qui nous sépare des faits retranscrits (le procès en question a lieu en 1895) et le strict présent des apparences qu’enregistrent caméra et micros ? Soit on résorbe cette distance à grands frais : c’est le film à costumes, la reconstitution coûteuse, qui feint le saut dans le temps. Soit on la médiatise par un dispositif assumé, assez violent dans la mesure où le spectateur se prend en pleine face le choc des époques, l’asynchronisme du film et de son texte. En optant pour la seconde solution, Merlhiot se tourne vers une seconde mamelle bien connue, après Duras, de la modernité : le cinéma de Straub et Huillet ; disons, exemplairement, celui d’Ouvriers, Paysans.
Seulement, voilà… Chez Duras, la distance entre le texte et l’image, leur apparente rupture, sert toute une archéologie du drame, qui n’émerge alors, pour le spectateur, que par une série d’allusions éclatées. Chez Straub, l’énonciation du texte est soumise à une partition très précise, intense, dont l’arc tend toute la durée du film ; il y a une vie même du texte – un drame de la diction, les montagnes russes du « dire » – qui perce à travers le corps de l’acteur. Bref, les rapports de distance entre images et texte/son ne cessent, chez ces illustres prédécesseurs, d’évoluer : il existe, entre eux, une tension permanente. Ils ne travaillent qu’à résorber une image enfouie ; à déterrer, sous le grain de l’image, ce qui s’y terre (c’est d’ailleurs tout leur drôle de suspense). Dans Le Procès d’Oscar Wilde, ou cette évolution est trop lâche, ou elle n’existe carrément pas. Il ne s’agit peut-être, d’ailleurs, que d’une évolution de principe, décidée par avance par le scénario du film (du type : « le traducteur se met à interpréter tous les personnages du procès »). Elle n’a finalement rien à voir avec le texte, ne résulte pas d’un travail sur le texte. Le signe le plus évident de cette carence, on le trouve dans le sentiment d’arbitraire qui étreint le spectateur tout au long du film. Le texte et le contexte ne donnent jamais la preuve d’une grande solidarité : remplacez la villa par des ruines antiques, ou le décor méditerranéen par le bassin de la Ruhr et vous constaterez que le film conserve tout son sens. Il y a une raison à cela : il puise la majeure partie de ce « sens » dans le texte sur lequel il s’appuie et qui, finalement, laisse peu de place à un quelconque cinéaste.
On a l’impression qu’en dépit d’un choix initial pertinent, Christian Merlhiot n’a pas pensé son dispositif dans la durée. Du coup, celui-ci a le souffle court : une fois qu’on l’a saisi, le seul fil qui nous tienne encore au film n’est plus que le déroulement de son texte, ces si passionnantes minutes d’un procès auquel Merlhiot peine à offrir une bonne caisse de résonance. Décidément, après le récent Shirin d’Abbas Kiarostami, il semble qu’il faille un peu plus qu’une excellente raison pour se plonger dans un dispositif qui isole à ce point du réel. Le Procès d’Oscar Wilde en manque cruellement. Le film s’approprie les nombreuses questions que soulèvent les minutes du procès (et notamment les superbes réponses d’Oscar Wilde à ses perfides accusateurs) sans pour autant leur trouver de solution esthétique dans les limites de sa forme. En fait, tout se passe comme si Christian Merlhiot avait mal interprété les propos d’Oscar Wilde sur la destination esthétique de l’œuvre d’art, considérée par l’écrivain comme le seul horizon moral acceptable, l’unique devoir de l’artiste envers son public, alors que ses juges n’attendent de lui qu’une servile promotion des comportements bienséants, une légitimation de la bonne société en place (en d’autres termes : la représentation de leurs intérêts de classe).
Mes écrits ne visent jamais à produire d’autre effet que celui de la littérature.
— Oui, de la littérature. […]
— Je ne “pose” pas, dans mon travail. Je l’accomplis, qu’il s’agisse d’écrire une pièce, un livre, ou autre. Je me préoccupe exclusivement de la littérature, c’est-à-dire de l’art. Le but n’est pas de faire le bien ou le mal, mais d’essayer de créer quelque chose qui aura une certaine forme de beauté, quelque chose qui sera contenu par de la beauté, de l’intelligence et de l’émotion.
Merlhiot réduit ces propos, dans la pratique de sa mise en scène, à un principe rébarbatif bien connu : « l’art pour l’art ». Par conséquent, la seule distance qui existe ici entre le texte et l’image n’est autre que celle du malentendu.