Que tous les amateurs du cinéma de Kiarostami prennent garde. Ils ne doivent lire aucun papier sur son dernier film, Shirin, s’ils veulent conserver une once de surprise lors de sa projection. Car en donner la formule reviendrait presque à le décrire tout entier. Mais quel mauvais sort a donc pu transformer ce petit frère tardif de Ten en une longue grille de mots-croisés ?
Soyons clairs. Le dernier opus du grand cinéaste iranien Abbas Kiarostami regorge de beautés. En filmant le visage d’une centaine d’actrices assistant, dans une salle de cinéma, à la projection d’un film que nous ne verrons jamais et dont on n’entendra que la bande-son, le cinéaste apporte une pierre précieuse à l’histoire des rapports entre images et sons et, du coup, ouvre de nouvelles pistes au récit cinématographique. Le film qui semble se dérouler devant ces femmes spectatrices, sur un écran qui serait comme leur contrechamp virtuel, est une adaptation d’un conte persan du Xe siècle, narrant les aventures de la princesse Shirin et du roi Khosrow. Pendant toute la durée du film, on suit la série d’affections que provoque la narration de ce film imaginaire (puisque hors champ) sur cette constellation de faciès féminins. À chaque visage est dédié un plan unique. À chaque coupe, on passe au visage suivant. On vogue ainsi au gré des émotions provoquées, reconstituant l’image du conte par ce biais-là. Une façon de refaire le match en direct, de lier un récit à sa réception instantanée. D’où nous vient alors cette indifférence polie devant un spectacle d’une telle qualité ou, devrions-nous dire, «le spectacle de tant de qualités » qu’on appelle communément un dispositif ? À cela, il existe plusieurs réponses.
Le problème de Shirin est celui des films excessivement corsetés par leur dispositif, un dispositif intégral. La somme de ses qualités tient toute entière dans son énoncé ou, en tout cas, s’en déduit aisément. Ainsi, connaître le principe du film revient, à peu de choses près, à se convaincre de ses vertus, de son intérêt, de sa pertinence et ce quel que soit le côté où l’on se tient (plutôt pour ou plutôt contre). Comme tout repose en un dispositif inamovible, il n’y a, à la rigueur, presque plus aucune différence entre voir le film et se le faire raconter. Sa valeur se conçoit parfaitement par l’imagination et, comme le film s’appuie énormément sur cette capacité du spectateur, une démarche radicale consisterait à carrément se passer de le voir. On se priverait de toutes ses beautés, certes, mais on ne l’aurait pas, pour autant, moins compris. En ce sens, Shirin ne se distingue pas des trop nombreuses fictions prisonnières de leur scénario (et de leurs interprètes), ne parvenant jamais vraiment à s’en décoller. Le film de Kiarostami ne serait alors que la version arty et distinguée, disons, d’un Séraphine. Si bien qu’en lieu et place de la grande expérimentation attendue, on se retrouve face à un académisme timide, un poil paresseux, pas désagréable mais plus décoratif qu’autre chose. Il n’existe, entre le dispositif (théorique) de Shirin et la vision de Shirin, pas plus de différence qu’entre une réaction chimique posée sur le papier et sa réalisation effective dans les conditions du laboratoire. C’est-à-dire, tout au plus, quelques scories négligeables, quelques milligrammes d’imprévu. Une Juliette Binoche qui apparaît voilée au détour d’un plan. Est-ce suffisant ?
C’est d’autant plus déroutant que Kiarostami nous avait laissés avec Ten, magnifique film-dispositif et œuvre-clé de la décennie écoulée. Avec deux petites caméras numériques posées à l’avant d’un taxi – le champ sur la conductrice, le contrechamp sur le passager – et autant de trajets dans les rues de Téhéran que de séquences, Kiarostami dynamitait alors les notions admises de mise en scène, là où elles en étaient arrivées après vingt ans de maniérisme intensif. Celle-ci ne tenait plus tant aux mouvements de la caméra qu’à l’organisation stratégique de ce qui advient au-devant d’elle, à rendre possibles les conditions de l’événement. Force est de constater que, dans Shirin, le dispositif ne conduit qu’à un face-à-face par trop programmatique entre les spectateurs de la salle et ces spectatrices assermentées. S’il devient vite palpable que le « film dans le film » n’existe pas et que, elles comme nous, nous écoutons la même bande-son, quelque chose comme un piège se referme sur le spectateur. Alors certes, l’écran, devenu fine membrane, ouvre sur un double fantasmatique de la salle où seraient concentrées celles que nous, occidentaux, ne voulons pas voir – les femmes voilées – et que le patriarcat iranien relègue au second plan – les femmes. Certes, le visage reste ce paysage affecté et affectant, cette surface qui a la puissance de se fondre avec le « champ cinématographique ». Certes, cette foule de visages se change elle-même en surface de projection, où se lit quelque chose de plus, quelque chose de moins, quelque chose d’autre que la simple histoire de la princesse (l’imaginaire national, la coupe psychologique d’un pays). Mais le conte est à ce point diffracté par cet échafaudage théorique qu’il ne saurait arriver à bon port. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à écouter l’interprétation que les voix de la bande-son donnent des personnages légendaires, désarmante de naïveté.
Dès lors, on ne peut s’empêcher de trouver dans l’usine à gaz de Kiarostami quelque regret d’exister face à cette forme populaire, à cette frontalité de l’épopée, face à cette si évidente et si fluide narration du conte. De ce terrible face-à-face avec la tradition orale d’une nation, le cinéma sort vaincu. Il ne trouve pas ici matière à justifier sa présence. Il est de trop, il gêne. Kiarostami, pendant quatre-vingt-douze minutes, prend acte de son impossibilité à filmer un récit au premier degré. Or, il n’est pas de plus triste spectacle que celui qui vous chuchote à l’oreille : « je ne devrais pas exister ».
P. S. : Un avis plus favorable à Shirin est aussi disponible.