Si le dernier film d’Emir Kusturica avait déçu dans son abondance de folie et de mouvements un peu vains, la ressortie du Temps des Gitans, prix de la mise en scène à Cannes en 1989, est l’occasion de revoir l’un des plus beaux films du réalisateur serbe : un film très construit, flamboyant dans ses détails et sa dramaturgie, et bien loin de la fausse bonne humeur qu’on lui porte ou que Kusturica avait lui-même sans doute un peu trop caricaturée dans La vie est un miracle. Un film sur l’appartenance et le désir inassouvi, à voir et à revoir encore et encore.
On connaît l’intérêt voire l’obsession que porte Kusturica à différentes thématiques comme la famille, le lien du sang et le lien au pays natal, le devenir des origines, et le rêve. Moins onirique qu’Underground, et moins ancré dans une histoire politique, Le Temps des Gitans est cependant un condensé de l’œuvre naissant du réalisateur de Papa est en voyage d’affaires et de Te souviens-tu de Dolly Bell ? Tout d’abord parce Kusturica tourne avec l’acteur de ses premiers films, Davor Dujmović, et ne s’était pas encore « séparé » de Goran Bregović : sa famille de cinéma est bien là pour témoigner d’une volonté de représenter la société de son temps. Le brouhaha, le fourmillement sont présents mais ne cachent ici jamais le sujet. Ce film de 1989 possède en son sein l’idée de révolte qui a, il est vrai, quelque peu disparu dans les dernières sorties du cinéaste serbe. Kusturica, à sa façon, voulut à l’époque traiter du trafic d’enfants dans les Balkans.
Après avoir hésité entre le documentaire et la fiction pure, Kusturica choisit de tourner un film dans le décor de toutes les républiques de Yougoslavie. Le scénario en est complexe : Perhan est le fruit naturel d’un soldat slovène et d’une Tzigane, vestige moderne de guerres européennes et claniques. Il vit dans un village dont la pauvreté n’est jamais sublimée ou masquée par un quelconque esthétisme trop fouillé. Il a été élevé par sa grand-mère aux côtés d’un oncle joueur qui ruine la famille, et de sa sœur, infirme, qui a besoin d’une opération fort coûteuse pour marcher droit. Mais c’est la pays qui boîte : la jambe d’Azra, comme jadis celle de Tristana, traduit la perte d’un peuple, les Gitans, son errance, son rêve européen impossible. Le Temps des Gitans reste d’ailleurs à ce jour l’un des seuls films presque entièrement tournés en rromani, la langue tzigane. La multiplication des pays du décors (la Macédoine, la Serbie, l’Italie…) est une des premières étapes du déracinement. La deuxième est contenue dans l’histoire écrite par Kusturica.
Contrairement à l’image d’Épinal que l’on se plaît à ressasser à propos des films de Kusturica, ce dernier est loin d’être le fer de lance d’une école de l’optimisme. Le Temps des Gitans est même un film assez sombre s’il n’est jamais dépressif. Le cinéaste se plaît déjà à mettre en parallèle la confusion des hommes avec celle de la nature : c’est ainsi qu’une poule apparaît dans le champ aux moments de discussions les plus sérieuses, c’est ainsi qu’une tempête peut balayer la maison que la famille de Perhan a gardé avec courage. C’est sans doute la plus belle scène du film : alors que l’oncle demande encore de l’argent, il menace de tirer par un câble la maison et de la détruire s’il ne parvient pas à soutirer à sa mère quelques espèces. Celle-ci refusant de céder au chantage, il emporte la câble en démarrant la voiture et dénude la maison, dont le toit reste suspendu. Kusturica filme la tristesse avec une sorte de magie infinie, de délicatesse aussi. Sa caméra reste fixée sur la maison sans toit, et sur la famille, qui ne crie pas, qui ne réagit que discrètement, condamnée à vivre à l’air libre, ou plutôt à vivre enfermée à l’extérieur.
Le film est donc un temps centré sur la grand-mère, garante de la maison en ruines, garante aussi de l’éducation des plus jeunes et de la sauvegarde d’un peuple. On retrouve dans cette partie l’univers foisonnant de Kusturica, avec ses gros plans étranges, son calme apparent et toujours parasité par un élément qui passe dans le champ. Il joue beaucoup déjà de la diversité des couleurs et de leur rapprochement systématique à l’obscurité (on dira ce que l’on voudra, ce rouge-là est plus pâle que carmin). Il s’amuse aussi à peindre des portraits d’originaux, de lurons mi-gais mi-résignés. Le film sort du village lorsque Perhan s’acoquine avec des mafieux pour emmener sa sœur à la ville et y gagner l’argent nécessaire pour épouser son amour d’enfance, et pour l’opération : ils sortent du giron pour l’agrandir, et la tentative de libération n’engendra que l’explosion du noyau, là encore image du peuple tzigane. Les protagonistes sont des rêveurs réalistes et pragmatiques, mais des rêveurs trop faibles, des rêveurs en transhumance perpétuelle. Le voyage n’est ici ni initiatique ni glorifiant, il est découverte d’un ailleurs plus riche mais étouffant et tragique.
Underground, film sur la clandestinité, s’achèvera en 1995 sur l’idéal (très déprimé tout de même) du repli sur soi. Le Temps des Gitans est davantage axé sur le rejet et l’impossibilité de trouver une terre pour les Tziganes. Si l’on y retrouve l’amour de Kusturica pour l’absurde, l’insolite, ce film contient une noirceur sociale et humaine très imprimée. Il reste aussi une musique, partie intégrante d’une culture tzigane en déshérence. Des rythmes oscillants entre la rapidité et le recueillement, la joie de vivre et la complainte. Un chef d’œuvre se reconnaît peut-être à sa force d’évocation atemporelle. Le Temps des Gitans, bien plus ancré dans une culture que dans une époque, échappe au vieillissement, car les cris d’amour et de désespoir ne vieillissent jamais. Même lorsqu’ils ne sont plus en chœur.