Neuf ans après Viridiana, Luis Buñuel choisit d’adapter un autre roman de Benito Perez-Galdós pour réaliser son troisième film espagnol. Il tourne Tristana en 1969, à Tolède, la ville où il fut, au début des années 1920, un étudiant facétieux, très occupé à fomenter des farces potaches pour se moquer des curés. Devenu un classique, Tristana reste toutefois occulté par l’aura sulfureuse et persistante de Belle de Jour, rare succès commercial de son auteur, sorti sur les écrans deux ans plus tôt. Tristana n’a ni les castings étincelants ni la fantaisie du chef d’œuvre qui précède ou de ceux qui suivront (Le Fantôme de la liberté, Le Charme discret de la bourgeoisie, etc.). Pour cette échappée mélancolique aux accents réalistes dans le temps et l’espace d’une Espagne disparue, le cinéaste éclipse momentanément Jean-Claude Carrière, son fidèle coscénariste, mais retrouve Catherine Deneuve, à qui il offre le rôle sans doute le plus passionnant de sa carrière.
La discrète
Tristana est un joyau dans la filmographie de Buñuel, un joyau d’autant plus éclatant qu’il est « discret », pour reprendre un adjectif buñuelien : du point de vue des décors, la ville et les murs qui abritent les aventures de Tristana ont la saveur et les couleurs d’une tombe. Tout est terne et gris dans ces rues sans âge et les intérieurs bourgeois, volontiers négligés, fleurent bon la petite vie provinciale et vieillotte. Le temps semble s’être arrêté au 19è siècle, celui de Perez-Galdós justement, avec son traditionnel pain frit et des ateliers de ferronnerie qu’on dirait tirés d’un roman de Zola. Dans Tristana, Buñuel délaisse l’ironie volontiers graveleuse dont il a enrobé quelques années plus tôt son Journal d’une femme de chambre, sans parler du décorum glamour tellement parisien de Belle de Jour. A l’aube de la guerre civile qui va enflammer le pays (l’action se déroule en 1929), les rues de Tolède n’ont rien à offrir, et les messes sont les seules distractions des jeunes filles. Raison de plus pour s’en évader : c’est dans ce décor austère et banal que les personnages expriment une vie intérieure d’une profondeur fascinante. Fascinante mais discrète elle aussi : hormis la tête coupée de son mentor entrevue en rêve, la jeune fille dont on suit la sombre métamorphose n’a aucune cocasserie à se mettre sous la dent. Tristana est un cas à part dans la fin de carrière de Buñuel : deux ans avant les débordements d’imagination qui feront le sel du Charme discret de la bourgeoisie, et alors même qu’il sort d’un tournage iconoclaste et déjanté (La Voie lactée), Buñuel livre une œuvre d’une troublante intériorité.
Poésie de l’éclat
Tristana joue ainsi habilement de la tristesse de ses lieux fanés et de la médiocrité de ses personnages : loin de se résumer à la comédie de mœurs flaubertienne qu’il aurait pu être (Chabrol n’aurait sans doute pas renié cette histoire sombre et amorale), le film déploie une poésie de l’éclat, intime et inattendue, derrière un réalisme de façade. L’étrange tête-à-tête marmoréen entre Deneuve et le profil de l’évêque sculpté sur son cénotaphe est ainsi d’une beauté furtive : l’œil ne s’attarde pas sur la gravité de ce pur moment de cinéma que Buñuel, avec l’ironie dont il est capable, achève d’un coup de pantoufle sur le nez. Comme l’amour, rencontré au hasard d’un détour à cause d’un chien enragé surgi d’on ne sait où, la beauté n’est qu’un accident. Et si le film illustre la réflexion sur les victimes et les bourreaux, sur la liberté individuelle et la laideur des conventions, sur le désir jamais satisfait et le rêve, Tristana offre aussi une réflexion puissante sur le personnage de cinéma. On ne sait trop quoi penser en effet des figures complexes qui traversent Tristana : cette jeune fille enjouée et innocente qui refuse de ne voir dans les choses que ce qu’elles sont, a‑t-elle tort de chercher autre chose sous la surface d’objets en apparence identiques ? Ou est-ce cette manie de jeune fille qui va détruire cette belle symétrie dans son corps d’amante ? L’innocence gâchée de Tristana est-elle la punition de Don Lope, son tuteur perclus en radotages libéraux-anarchistes et en comportements contradictoires ? Lequel des deux est le plus cruel, le plus condamnable, celui qui protège et qui recueille ? Celle qui se venge ? Buñuel crée avec le personnage de Tristana, sublimée successivement par la froideur mutine, l’ironie et la cruauté pure dans le visage de Deneuve, une de ses créatures les plus intéressantes, qui marche dans la vie comme dans un jeu de l’oie, ou comme dans un livre. Tristana, comme ces héroïnes de Sade abandonnées par leur famille et livrées à tous les hasards et les incertitudes de l’existence, doit trouver sa voie. Plus que toute autre créature, Tristana, orpheline abusée par son oncle, sait qu’elle a le choix, et qu’elle est libre. On voit hélas où la mène cette illusoire liberté : fable sardonique et cruelle, Tristana est aussi l’œuvre d’un moraliste qui n’a rien perdu de sa verve et de son pessimisme.
Tristana est aussi un chef d’œuvre d’adaptation littéraire au cinéma et une méditation sur la vieillesse : loin de s’asservir au roman qui l’a inspiré, le film est traversé de tous les fétiches que transporte le vieux Buñuel depuis sa jeunesse glorieuse, celle de L’Âge d’or. À l’image de Fernando Rey qui transporte son sac dans Cet obscur objet du désir, le tout dernier film de son auteur, Tristana est exemplairement le réceptacle de ses angoisses et de ses fantasmes. Le film testament d’un septuagénaire avant-gardiste, jusqu’au bout.