Avez-vous déjà vu un faucon danser ? Présenté en clôture de festival, On the Milky Road pourrait tenir tout entier dans ce petit tour de magie, ces premiers plans où un faucon se pose devant Kusturica alors qu’il joue du xylophone, et agite ses ailes en rythme avec la mélodie. En livrant à la Mostra une féerie tragique, mais débordante d’enthousiasme, le réalisateur donne la preuve qu’il n’a rien perdu de son inventivité : son petit monde bouillonne encore.
La guerre et sa routine
Cela commence avec la vision d’un village perché sur une colline. De part et d’autre, les combats font rage, entre tirs à l’arme lourde et obus, mais ne semblent guère ébranler des habitants qui continuent de vivre leur train-train pittoresque. À côté de cette guerre stylisée, donc, l’ingrédient comique du mariage : celui qui doit réunir Kosta (soldat chargé d’apporter du lait aux troupes) et Milena, en même temps que le frère de celle-ci avec une belle Italienne (mieux, la belle Italienne, puisqu’il s’agit de Monica Bellucci) poursuivie par un général anglais jaloux en quête de vengeance. Alors que Kosta tombe amoureux de la promise, on voit poindre les ennuis à l’horizon, et le jour du mariage, des troupes d’élites massacrent les participants avant de se mettre en chasse des deux amoureux.
Du rire aux larmes
Entre la comédie matrimoniale et cette course-poursuite qui constituent les deux temps du film, une note de brutalité s’insinue dans le décor surréaliste planté par le cinéaste, alors que la guerre qui s’était limitée à frôler le village exubérant révèle sa puissance de destruction. D’où le sentiment ambigu qui caractérise un film qui semble ne rien prendre au sérieux – on songe à la scène où le protagoniste perd une oreille, puis la ramène à sa femme qui la lui recoud – tout en s’aventurant toujours plus loin dans la souffrance. Derrière la comédie, Kusturica présente un monde détraqué, à la manière de cette pendule géante de Milena qui taillade les mains de tous ceux qui s’essaient à la réparer. La vision initiale d’oies faisant trempette dans une baignoire remplie de sang s’avère prémonitoire : elle annonce un délitement du réel dont la drôlerie n’est qu’apparente. Le cinéaste tente alors de rétablir un lien aux choses sur un plan plus vaste, où le conte côtoie le mythe : d’où une suite de visions miraculeuses, depuis l’instant où un faucon génère une tempête avec un battement d’ailes jusqu’à la vision d’un serpent se baignant dans une flaque de lait.
Kusturica se laisse parfois emporter par son imagination, risquant de perdre son public dans un dédale de paysages majestueux, de scènes de danse au rythme effréné et de cascades intrépides. Mais, qu’il s’agisse de courges servant de bouée dans une rivière, de combats à coups de couteau dans les marécages, ou du talent métamorphe d’un réalisateur-acteur qui passe du rôle de soldat amoureux à celui d’ermite solitaire, son inventivité provoque davantage de ravissement que de lassitude. On regrette simplement que cette verve inépuisable ne laisse pas suffisamment l’occasion au spectateur de s’arrêter sur un sentiment et une interprétation bien définis. À l’arrivée, le cinéaste reste le seul protagoniste et acteur de son film (n’en déplaise à Monica Bellucci) : et en parfait démiurge, il n’initie pas son spectateur à tous ses secrets.