On est bien chez Stephenie Meyer, l’auteur de littérature fantastique à la sauce mormone. Mais Les Âmes vagabondes, nouvelle adaptation d’un de ses romans, n’est pas un Twilight, et on y gagne un (petit) peu. Les « âmes » du titre sont un peuple extraterrestre éthéré qui, telle une version un peu mieux intentionnée des body snatchers de Siegel, Kaufman et compagnie, s’est propagé sur la Terre pour investir les corps de toute cette turbulente espèce humaine et les faire marcher droit. Toute ? Non : quelques irréductibles Terriens résistent laborieusement à l’envahisseur. Pour échapper à la possession, la jeune Melanie n’hésite pas à attenter à sa propre vie… mais échoue, si bien que le corps peut être opéré pour accueillir un hôte extraterrestre nommé « Vagabonde ». Seulement, il y a un os : en dépit du protocole, l’âme de Melanie est toujours présente, et dispute à Vagabonde la propriété du corps, entraînant peu à peu la jeune et innocente alien bien loin de ses bases…
Il est des poids morts dont il vaut mieux se débarrasser dès que possible. Allons‑y donc : tout le versant SF de ce film est à jeter à l’incinérateur. Et le ratage est moins imputable à Stephenie Meyer qu’au réalisateur qui adapte son roman, un certain Andrew Niccol en qui on a depuis longtemps perdu tout espoir dans ce genre. Depuis le bien pensé, mais sentencieux et surestimé Gattaca, Niccol n’a plus jamais été capable que de barboter dans le film à message d’alerte citoyenne pour les nuls, en en donnant des illustrations de moins en moins crédibles (le risible Time Out semblant déjà indiquer que le point de non-retour a été dépassé). Ici, peut-être inspiré par une métaphore chrétienne présente dès l’origine (non, nous n’avons pas lu le roman), il ne trouve rien de mieux qu’une représentation manichéenne jusqu’au ridicule, discriminant à sa gauche les envahisseurs en anges indésirables venus des Cieux pour y faire régner un ordre rigide, et à sa droite des humains mus par l’imagination, la foi et les élans du cœur. Logiquement, les body snatchers de Niccol sont tous vêtus de blanc, ont des yeux anormalement brillants, pilotent des véhicules à carrosserie-miroir et parlent comme des Terminators (le détail qui tue — sans surprise, Diane Kruger en méchante y succombe sans rémission), tandis que les résistants promeuvent l’agriculture à l’ancienne comme œuvre de renouveau (dites bonjour au cliché vieux comme le genre d’anticipation dystopique). Tout au plus, dans ce naufrage du genre, sauverait-on les premières apparitions du corps de l’héroïne habité par deux esprits contradictoires et manipulé comme une marionnette folle, source de trouble entre gag de slapstick et inquiétude de la dépossession de soi — mais le postulat tourne vite au procédé ne suscitant que des éclats de chick flick insipide.
Incertitude du désir
Si cette niaiserie apocalyptique présente quelque intérêt, celui-ci réside paradoxalement dans un aspect qu’on aurait eu plutôt tendance à craindre : le puritanisme, celui-là même qui, qu’il émane de Meyer ou de Hollywood, tirait les Twilight vers le pensum castrateur, et qui ici donne un certain piquant à l’inévitable imbroglio sentimental. Ayant atteint la dernière communauté de résistants humains (qui ont illico identifié en elle une « possédée » et s’en méfient, doutant de la survivance de l’âme humaine), l’héroïne aux deux personnalités fait face au petit ami de Melanie, Jared (qui d’abord ne voit que l’alien qui a usurpé le corps de l’être aimé), mais aussi un ami de celui-ci, Ian, qui a le béguin pour elle assez tôt (c’est-à-dire alors que l’âme humaine ne s’est pas encore révélée).
S’ensuit alors une sorte de ménage à trois, ou plutôt à quatre, où, face à la double identité de l’héroïne, s’invite la vieille dichotomie puritaine entre l’amour charnel et l’amour spirituel, discrimination un brin perturbée dans ce cas de figure. Avec Jared, c’est tout tracé, suivant la ligne la plus droite et la moins discutable possible : lui et l’humaine Melanie ne sont voués que l’un à l’autre, et l’amour de Jared ne se manifestera que quand il reconnaîtra sa chère et tendre dans son corps (encore qu’on peut se demander comment il se serait comporté si l’âme de Melanie avait été transférée dans un autre corps). Avec Ian, en revanche, les choses sont plus ambiguës. Melanie/Vagabonde et lui, lors d’une flânerie à deux face à un superbe paysage rocheux du Nouveau-Mexique, exposent platement leur incertitude : Ian désire-t-il le corps de la jeune femme, ou l’extraterrestre qui en a fait son habitat ? Ou bien (hypothèse non formulée mais sous-jacente) devine-il la présence de Melanie et la désire-t-il, entrant plus frontalement encore en concurrence avec Jared même si celui-ci n’en a pas encore conscience ?
D’un vieux principe censé trancher arbitrairement la question des sentiments amoureux naît ainsi, dans ce film, un véritable trouble sur la nature de ces sentiments, sur les arrière-pensées sexuelles des uns et des autres. C’est certes provisoire (la fin trouve une réponse un peu trop facile à cette ambiguïté), mais cela fournit au film un ou deux pistes assez intéressantes pour échapper au naufrage qui, sur les autres plans, l’envoie inexorablement par le fond.