Fury (troisième du nom après les homonymes de Fritz Lang et Brian De Palma) envoie un peloton de tankistes emmené par Brad Pitt mener les derniers combats de la Seconde Guerre mondiale en terre allemande, dans une ambiance de crise des deux côtés : si le régime nazi vit ses derniers jours, les divisions blindées des Alliés ont payé très cher leur avancée. Délaisser (provisoirement ?) le polar sensationnaliste pour le film de guerre n’a pas incité le réalisateur et scénariste David Ayer à laisser de côté sa marotte : la prétention au réalisme pétaradant. Outre le luxe de tourner une scène avec un authentique char d’assaut allemand restauré de l’époque, Ayer fait montre de son souci du détail entre reconstitution des techniques de combat et d’entretien liées aux chars et exhibition de tout ce que la guerre peut faire subir à la viande humaine (explosions, démembrements, écrasements, etc.). Or cette intention de réalisme rencontre au moins deux écueils. D’abord, la vision du chaos de la guerre par le cinéaste ne vas pas plus loin que l’étalage de boucherie méconnaissable. Au-delà, il reste exagérément soucieux que ses scènes de combat soient bien lisibles — ce qui l’incite notamment, pour tous les échanges de tirs de mitrailleuses, à faire tirer par l’ennemi des balles traçantes de couleur verte, et par les Alliés des rouges : effet Star Wars garanti, à moins qu’on ne pense plutôt à un surlignage primaire de jeu vidéo. L’autre écueil est sonore : visiblement à court de trouvailles d’acting, Brad Pitt, pour caractériser son personnage, contrefait un accent dangereusement proche de celui qu’il avait pris dans Inglourious Basterds — marquant une certaine distance entre son personnage et ses coéquipiers, campés par des acteurs un (petit) peu moins démonstratifs dans l’ensemble. Ceci dit, la ressemblance ne saurait passer pour fortuite, vu que ce personnage et son peloton s’attellent à une tâche très similaire à celle d’Aldo Raine dans le film de Tarantino : tuer des nazis, beaucoup de nazis.
Fucking Nazis !
Les fans d’Indiana Jones et des jeux vidéo Wolfenstein vous le diront : qui n’a pas envie de tuer des nazis ? Ayer n’a rien à y ajouter. Malgré tous ses roulements de mécaniques (de char d’assaut), Fury ne vise pas plus haut que ce service cathartique basique mais intéressé : ressortir les vieilles rengaines guerrières enluminées de boue et de cambouis (l’héroïsme des sales gueules, les péchés à absoudre, le sacrifice) en les focalisant sur un objet de défoulement convenu. Ce programme bas de plafond serait moins gênant si seulement il assumait sa vraie nature (Tarantino prétendait le faire, mais — péché inverse — en arborant son air hautain de connaisseur par-dessus le genre). Or Ayer tient à son emballage de haute ambition, celle de montrer la mocheté de la guerre, la vraie. Alors bien sûr, on voit aussi d’autres Allemands, de la Wehrmacht et des civils, victimes innocentes ou non, en tout cas incitant moins au rejet automatique — d’où la difficulté de savoir sur qui tirer, et la perspective, terrifiante pour le novice (l’inévitable jeune bleu à déniaiser du groupe, joué par Logan Lerman, pris sous l’aile ferme de Brad Pitt le mentor bad-ass), de devoir se salir les mains et la conscience pour survivre — parce que tu vois, fils, la guerre c’est tuer ou être tué. Et pour aérer, le bruit et la fureur prédominants sont troués de quelques moments de calme avant la tempête, dont le plus notable reste l’indispensable « repos du guerrier » auprès de deux femmes allemandes compréhensives, suivi d’une scène de repas où s’affrontent longuement et pesamment deux visions de l’humanité : ceux qui veulent encore croire en une civilisation et ceux qui ont embrassé la barbarie de leur quotidien. L’ennui est que ces prétentions de discours, d’une part, reposent (comme le reste) sur un fond de clichés parmi les plus creux qui soient, et d’autre part s’évaporent opportunément dès que le programme cathartique doit reprendre ses droits. Rien de tel que des apparitions de SS (seuls ou en bataillon) pour éclairer le jugement et orienter les tirs, pour que les questions d’humanité et de culpabilité trouvent leur échappatoire, pour que le jeune bleu devienne un homme derrière la sulfateuse en beuglant « Fucking Nazis !». Ainsi la fiction transforme-t-elle, avec un troublant entrain, les bourreaux historiques en cibles évidentes offertes en pâture à un des pires ennemis du cinéma : la facilité.
Chez Ayer, on n’est pas tant agacé par le niveau primaire de ce qu’il propose que par l’hypocrisie qu’il déploie à longueur de scénario, en faisant miroiter l’inspiration documentaire et un discours de demi-teinte nageant désespérément à la surface des choses. Croix de fer de Peckinpah est décidément très loin. Cela dit, il faut reconnaître au cinéaste que son film de guerre attire moins l’antipathie que ses polars crapoteux — peut-être parce qu’on l’y trouve trop loin de son genre de prédilection pour y faire valoir sa légitimité surfaite (pas de « par l’auteur de Training Day » sur l’affiche), ou parce qu’il y cède un peu plus franchement, dans la dernière ligne droite, à la logique purement spectaculaire qui sous-tend son cinéma. Cela ne pèse quand même pas très lourd, pour un char d’assaut.