Quand, en 1977, des producteurs européens viennent proposer à l’Américain Sam Peckinpah la réalisation d’un film de guerre, c’est évidemment le styliste qui est demandé. Le style de Peckinpah, sa façon d’en user comme d’une formule maison, sont depuis longtemps source de malentendus, jusque dans la postérité actuelle du cinéaste : les scènes de violence ultra-réaliste et accentuée par le montage y prennent une place certes fondée, mais au détriment des aspérités de la vision du monde que l’auteur de La Horde sauvage développe par ailleurs.
Dans Croix de fer, il est troublant de constater comme la signature de l’auteur manque de conviction. Des scènes attendues de fusillades, d’explosions, de chutes de corps humains, dilatées par le ralenti et le hachage des plans, la majorité d’entre elles apparaissaient moins comme des points culminants où l’emphase se déchaine que comme des ponctuations régulières que l’on traverse sans s’arrêter, des sensations déjà vues qu’on remarque à peine, une formalité du spectacle de la guerre. Le lyrisme déchirant des premiers éclats de ce style, ceux de La Horde sauvage et d’Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, se fait plus rare, et ces passages obligés relèvent plus de l’effet de signature, plus professionnel et moins investi, avec lequel Peckinpah, deux ans avant Croix de fer, emballait le mineur Tueur d’élite. Néanmoins, les exceptions à cette impression générale se remarquent d’autant mieux : ce sont précisément les scènes où le regard de l’auteur s’exprime par l’humanité blessée d’un personnage, en l’occurrence le sergent Rolf Steiner joué par James Coburn. On partage le regard de celui-ci dans ces scènes à l’ironie terrible dont il est témoin, où des êtres sont tués par leurs compatriotes : un enfant russe qui n’a eu que le tort de se trouver là où il n’était pas censé être, et des Allemands pris « par erreur » pour des Russes suite à une sordide intrigue d’officier. Et on écoute son grand rire amer qui conclut le film dans une ultime désillusion. Ces moments soulignent à quel point Peckinpah, au fond, ne s’intéresse pas tant au spectacle de la violence (ce pourquoi, ironiquement, le film lui a été proposé) qu’au terrible désenchantement qu’elle engendre jusque dans les esprits les plus aguerris et blasés.
Corps en décomposition
La désillusion imprègne tout Croix de fer, dès sa matière de départ : une armée allemande en pleine débâcle en 1943, pendant la retraite du front russe. La perspective de la défaite a privé les troupes de leurs derniers idéaux, la voix de la hiérarchie militaire sonne creux, même la doctrine nazie n’y est traitée que comme un boulet émanant de la lointaine Berlin et très vite balayée. Les seules traces de croyance et d’esprit de corps semblent résider dans le peloton de Steiner, où les hommes veillent l’un sur l’autre tout en méprisant l’état-major. Celui-ci abrite en son sein l’attitude opposée : l’individualisme d’intérêts, en la personne du capitaine Stransky (Maximilian Schell), aristocrate prussien dénué de mérite au combat mais qui, obsédé par le prestige, manigance pour se faire décorer de la Croix de fer – décoration que Steiner, ennemi de classe et antagoniste moral, porte déjà mais ne tient pas en si haute estime, telle une piètre consolation au regard des circonstances.
Tout le film est hanté par cette difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, pour un corps de garder sa cohésion dans une telle crise, notamment au travers du montage. Les premières scènes comportent un assaut silencieux du peloton de Steiner, suivi d’une discussion de l’état-major dans sa baraque. Étonnamment, les deux scènes sont animées par le même rythme serré : un montage allant rapidement d’un personnage à l’autre, les hommes de Steiner parce qu’ils se dispersent dans leur action, les officiers parce que bien qu’ils devisent dans la même pièce, ils s’opposent silencieusement. Le peloton fait ainsi figure de reliquat d’une unité perdue entre les hommes, source d’espoir pour les rares qui se raccrochent encore à cette idée, Steiner en tête. À partir du moment où, grièvement blessé, il doit séjourner quelque temps dans un hôpital militaire (où il entame une liaison avec une infirmière), le sergent restera hanté, non seulement par les morts qui l’ont marqué, mais surtout par ses camarades éloignés par la mort ou la distance. Les courts plans-fragments de ces souvenirs, insérés en plein milieu d’autres telles des éruptions hallucinatoires, perturbent la linéarité du présent du personnage, ramenant à leur tour à cette idée de rupture de la cohésion. Sa décision abrupte de revenir au front et de renoncer à la possibilité d’un répit civil pourrait bien, dès lors, trouver ses origines dans cette envie de rejoindre le groupe (des vivants ou des morts ? la question reste ouverte), d’appartenir à une communauté pourtant en perdition, dont la désagrégation est parfois de son propre fait quand les appétits personnels se réveillent (voir le passage dans la maison des femmes russes).
Si Croix de fer compte parmi les plus grands films de guerre, ce n’est pas tant pour les visions de mort stylisée qu’il y déploie que pour sa façon de raconter leur contrechamp : l’usure morale qu’elles suscitent, la nostalgie d’une appartenance à laquelle on s’accroche, mais dont le souvenir parait aussi hallucinatoire que celui des cadavres – visions qui sonnent toutes comme une même obsession, un appel.