Pour s’attirer les faveurs du Margrave d’Alsace tout en ménageant les autorités ecclésiastiques, Goltzius et sa troupe entreprennent une interprétation libertine de certains épisodes de l’Ancien Testament. Ainsi sont mis en scène, comme en un catalogue des perversions, l’amour incestueux des filles de Loth pour leur père, l’adultère de David et Bethsabée ou la tentative de séduction de Joseph par la femme de Putiphar.
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La charge symbolique de ces épisodes et les passions du Margrave nous emmènent toutefois bien au-delà du libertinage, vers le haut et vers le bas. Il ne s’agit pas seulement de volupté mais aussi de mort et de perversion, de fertilité et de joie. Le sexe et la mort – l’air est connu, mais on ne reprochera pas à Greenaway de le chanter. La question est de l’interpréter. Lorsqu’il l’est, comme ici, sur tous les modes à la fois (hédoniste, pervers, tragique…) et accompagné des sous-textes les plus divers (biblique, historique, politique, psychanalytique…), il est difficile d’éviter la cacophonie. Et quand la grande histoire du désir se mêle à la petite histoire de la cour décadente du margrave, on n’a plus vraiment envie de suivre.
L’équilibre est difficile à trouver quand on choisit le parti-pris, esthétique autant que sémiotique, de l’accumulation. Peu de synthèse, beaucoup de juxtaposition : un cadre, deux cadres dans le cadre, un texte sur le texte, du texte sur le corps, de la lettre sur l’image, de l’image synthétique (que n’y a‑t-il la 3D, où Greenaway s’est récemment exercé !), une scène + une scène + une scène, comme les tableaux du musée – et sur tout ça, une musique omniprésente. Débordant d’intentions, le réalisateur espère sans doute que cette saturation de signifiants engendre une égale plénitude de sens. Mais à vouloir tout dire, Goltzius ne dit plus grand chose, et les idées se disloquent en fragments épars.
Il y a dans cette profusion un désir d’« art total ». Outre la dimension évidemment théâtrale, les plans sont composés comme des tableaux, le texte s’écrit sur l’image, les musiciens sont filmés au travail, l’architecture se montre, et les plateaux tournants permettent à l’occasion d’observer les compositions comme des rondes-bosses – sans parler de l’impressionnant travail sur les costumes. Mais où est le cinéma ? Là aussi l’impression est de juxtaposition, spatiale aussi bien que temporelle. Le plaisir frénétique d’user de chacun de ces média semble être recherché pour lui-même, et mène à un genre de concurrence entre eux où aucun ne peut s’épanouir. Il ne reste guère de place pour le montage et un regard proprement cinématographique dans ce film qui relève finalement largement de l’installation ou du théâtre filmé.
Les inconvénients de l’histoire pour la vie
Les films de Greenaway ont souvent quelque chose du palimpseste : il s’agit de relire, de réécrire, de raturer, de réinterpréter, de repasser sur ce qui est déjà donné (des récits, des légendes, des tableaux, des films…). Il y a là un sens historique aigu, et une grande lucidité sur le prétendu « processus de création » : rien que transformation, interprétation, commentaire de commentaires. Mais on peut se demander si l’expression cinématographique que Greenaway donne à cette idée n’arrive pas à épuisement. L’idée de la réécriture infinie tend à fonctionner comme une pure forme, faisant tourner à vide les signifiants de la culture sans que les effets de sens ne dépassent le stade du fugace scintillement.
Greenaway se plaît à évoluer en ce début de XVIe siècle, où le classicisme renaissant, fatigué d’une perfection atteinte en à peine plus d’un siècle, devient maniérisme. Quand l’accélération de l’histoire et la hantise de l’imitation empêchent les formes de se développer selon leur vie propre, il reste la manière : l’image est vitalisée par l’arbitraire d’une subjectivité – c’est un cou trop long, un nombril désaxé, une gueule de chien ouverte. Goltzius, chef de la compagnie du Pélican mais également effigie d’un cinéaste se mettant un peu complaisamment en scène, est un super-maniériste, hyper-conscient du poids de l’histoire et de l’excellence de ses modèles, échappant à la paralysie par la mise en scène de cette conscience, dans un jeu de citations et de références indéfinies – et par les caprices de son désir. Caprice de Goltzius/Greenaway, caprice de ses comédiens, caprice du mécène : le dispositif scénique/cinématographique se trouve ainsi pris dans un jeu de forces compliqué, parfois ludique et fécond du point de vue dynamique, mais bien pauvre en sens. Ça circule, pour sûr – mais ça va où ?