Comment apprendre à voir quand des visions intolérables servent au jour de paysage ? Dans 11 fleurs, production franco-chinoise qui sort méritante d’une grande tournée festivalière, Wang Xiaoshuai reconstitue le déclin de la Révolution culturelle à travers le regard d’un enfant de onze ans. Linéarité narrative et événement historique vu à hauteur de gamin, deux procédés ici déployés sur un ton didactique et dans des couleurs vieillottes qui pourront en énerver quelques-uns. Mais avec ce classique récit d’apprentissage qui mêle la petite histoire à la grande, impossible de s’ennuyer : pas dans un système terrible où le rouge-sang est la couleur de l’innocence.
Depuis Shanghai Dreams, Prix du jury 2004 à Cannes, l’on sait que les récits discrets de Xiaoshuai s’installent naïvement pour nous laisser croire que nous en maîtriserons les mouvements à venir. Il y a un personnage principal, Wang Han, qui a onze ans, et ses trois camarades, le petit peureux, le gros batailleur et le grand binoclard, personnages-types qui s’évertuent à trouver de quoi rigoler dans un système pas fendard du tout. La course d’un jeune fuyard ensanglanté annonce une chasse à l’homme terrible. Sa rencontre avec Wang, dont il vient de dérober la chemise blanche, laisse présager que le méchant deviendra, comme dans Un monde parfait d’Eastwood, une nouvelle et charismatique autorité capable de faire trembler les lignes des inculcations antérieures de l’enfant. Il n’en est rien : le meurtrier perd rapidement ce monopole narratif pour ne devenir qu’un élément parmi d’autres à passer devant les yeux de Wang. Pas un seul instant 11 fleurs ne lâche son véritable sujet qu’est un regard qui apprend.
Dans le premier quart du récit, Wang se définit par une pulsion de distinction qui le pousse à insister auprès de sa mère pour que celle-ci, qui a déjà bien du mal à joindre les deux bouts, lui confectionne une nouvelle chemise blanche, luxe absolu dans un petit village rationalisé au tranchant cordeau d’un égalitarisme sectaire. Le gros du récit est là, dans cette discordance entre l’individu qui veut et le système qui a déjà refusé. Parti et noyau familial reprennent chacun à leur manière ces élans individualistes. Au sport, où les enfants s’entraînent comme des soldats, Wang se fait remarquer pour la juste coordination de ses mouvements et est propulsé guide : « Les profs disent que je suis le meilleur. » Le Parti fait de la récupération et injecte de l’élitisme dans un système censé en être dépourvu. Contre ça, la famille ordonne discrètement une reconversion de ce désir d’avoir en savoir-voir.
C’est le sens des leçons de peinture impressionniste que le père expose sévèrement à Wang : l’apparence du monde n’est jamais qu’une impression personnelle qu’on lui impose. Or, quand la reprise des luttes entre gardes rouges et conservateurs retentit comme des signes annonciateurs du déclin du monde dans lequel Wang a grandi, il ne reste, par la pratique artistique, qu’à faire tenir ensemble les quelques facettes qu’il sera possible d’en sauvegarder : « Si tu deviens peintre, tu pourras vivre librement. » Le propos de Xiaoshuai a l’avantage d’être clair : en temps de tyrannie, tout le visible (et le portrait de Mao par dessus tout) devient suspect. Seul est valable ce que Wang réapprend à voir, par ce travail intellectuel dont le Parti avait depuis 1966 organisé la dissolution.
Dresser la jeunesse à l’indépendance ne fera rien au fait que certaines visions lui demeurent insupportables, et à jamais. Car Wang Xiaoshuai dans 11 fleurs dont la voix ouvre et ferme le récit, s’il invente parfois, se souvient beaucoup : une exécution publique à laquelle Wang laisse de bon cœur ses amis se rendre sans lui ; un ancien intellectuel qui lâche, effondré, « je suis un mort vivant » ; un échange d’informations entre ses camarades que Wang préfère ignorer en plongeant sa tête dans l’eau de la rivière où ils se baignent. Autant d’événements visuels et sonores insupportables pour la jeune conscience qui déploie tant bien que mal des stratégies d’évitements. La mise en scène, qui joue en permanence du non-dit et de la suggestion, trouve ici les ressorts de ses plus beaux effets.
Si le film n’est pas un énième avatar mélo de la perte de l’innocence, c’est qu’il nous montre que voir à la dérobée, entendre à moitié, zyeuter de biais ne sont pas des conduites d’une enfance immaculée qui ne sait pas encore. Dans l’intonation de la voix de son père qui éclate d’être perpétuellement ramenée au murmure, dans tout ce que sa mère s’empêche de faire, dans les visages de terreur de ses camarades lorsque ils sont convoqués par la police, Wang a toujours su ce qu’il essaye ici par instants de s’empêcher de voir. Son regard n’est pas celui d’un gosse qui ne comprend pas mais un regard qui, déjà, ne veut plus, ne peut plus voir. C’est la notion même d’enfance qu’un tel régime anéantit. Comment toujours parler d’innocence quand le schéma de la reconnaissance est faussé au point que le plus petit qui dénonce est remercié par des soldats pour sa « conscience politique » ? Dans le système du mal, même l’incompréhension est une participation à la cruauté d’un jeu sinistre et le simple témoin un bon collaborateur. Onze printemps ou pas, pas un regard qui ne soit pas juge dans ce perpétuel hiver.
Il ne faut donc pas croire tout ce qu’on s’apprête à raconter sur ce film : il ne s’agit pas de filmer comment on perd la jeunesse mais de montrer comment on l’empêche de naître ; comment la libre jeunesse ne peut vivre tant qu’elle n’a que le choix des adultes.