À Cannes, les films se touchent et provoquent, entre eux, de nombreux courts-circuits. Dès la première salve du jeudi matin, un film chinois et un film portugais se sont rencontrés sur la base d’une préoccupation commune. Chongqing Blues de Wang Xiaoshuai et L’Étrange Affaire Angélica de Manoel de Oliveira nous parlent, avant tout, d’image. Le premier est l’histoire d’un homme à la recherche d’une image manquante. Le second trouve, dans l’image, la source sorcière d’une puissante sidération, un gouffre, un trou sans fond.
Chongqing Blues se fonde sur un schème bien connu : un homme mène une enquête sur un disparu dont il dresse, par le croisement de témoignages recueillis, un portrait fuyant, toujours incomplet. C’est, si l’on veut, le vieux spectre de Citizen Kane ou de Rashomôn qui surplombe ce genre de films. Ici, il s’agit de la quête d’un capitaine de bateau, revenu dans la ville de Chongqing après des années d’absence et dont la fibre paternelle se réveille tardivement : lorsqu’il retrouve son ancienne femme, c’est pour apprendre la mort de leur fils, à l’issue d’une prise d’otages complètement foireuse. Il s’improvise donc détective pour recoller les morceaux, rassembler les « restes » d’un fils éparpillé dans les mémoires individuelles et saisir quelque chose, concrètement ou idéalement, d’un visage qu’il a si mal connu. Concrètement : Lin, le mauvais père, part d’une vidéo trouvée sur YouTube, prise par une caméra de surveillance, dans le supermarché où son fils a visiblement pété les plombs. Au cours de cette vidéo, Lin Bo tourne un instant son visage angoissé vers l’objectif ; son père s’obstine à se faire tirer des agrandissements de mauvaise qualité de cet instant, où les traits de son fils émergent à peine d’une épaisse purée de pixels. Idéalement : le film ne trouve d’autre solution, pour figurer son image-puzzle, son trauma, que de se coller un second film aux basques. Les événements tragiques de la prise d’otage, survenus quelques temps avant l’arrivée du père, apparaissent donc en pointillés à l’occasion d’une série de flashbacks sépia, qui se pointent régulièrement au cours de l’enquête (réaliste et, fatalement, grisailleuse). Le gros problème, c’est que l’image du fils, reconstituée bout à bout par Lin, s’imbrique parfaitement dans le vide que son manque avait laissé. L’image, chez Wang Xiaoshuai, ne sert qu’à remplir des trous. Elle adhère trop facilement à la place qu’on lui accorde. Elle ne déborde pas et suffit presque à tout expliquer. En d’autres termes, Lin se découvre une culpabilité bien pratique : il sait que son absence n’a pas suffi a créer un monstre. Comprendre son fils, rentrer dans sa tête, revient ni plus ni moins à racheter ses torts. À mesure qu’il trouve en son fils une victime et non un déséquilibré, à mesure qu’il se charge symboliquement de ses fautes, il se déleste de ses propres responsabilités. On trouve là le paradoxe des images — ou des souvenirs — qui se rangent trop aisément à leur place : c’est la place même qu’on leur accorde qui les détermine, les compresse et les fausse.
C’est exactement le contraire qui se produit chez Oliveira. Dans L’Étrange Affaire Angélica, l’image est ce lieu qui ne cesse de se fuir lui-même. Elle se définit avant tout comme un débordement : elle s’étend au-delà du cadre, se creuse et happe ce qui l’environne. Le photographe Isaac, lors d’une nuit pluvieuse, est prié par un domestique de venir tirer le portrait d’une jeune défunte, Angélica, fille d’une riche famille. Il s’exécute et, au sein d’un salon mortuaire plongé dans une poudreuse pénombre, il capture l’image du corps inerte qui paraît serti, pour l’occasion, d’une aura surnaturelle. Il irradie une telle lumière qu’il se présente déjà au photographe comme une image, c’est-à-dire comme un rayonnement infiniment paisible, aussi sage que le voudrait l’expression. Il n’en fallait pas plus pour que le piège de la fascination se referme sur lui. Isaac n’est d’ailleurs pas le premier héros de cinéma à tomber amoureux d’une image : James Stewart dans Vertigo et Dana Andrews dans Laura l’ont, en ce sens, précédé. Et l’image en question est toujours l’image d’une morte. Lorsque Isaac se pose devant les premiers tirages de ses photographies, l’image d’Angélica s’anime d’abord, puis se projette dans ses rêves, au cours de merveilleuses fantasmagories à la Méliès. La défunte — ou plutôt sa nature spectrale, issue des grains d’argent de la pellicule photo — jaillit sur sa victime, l’enserre, puis l’engloutit. Le quotidien d’Isaac se dégrade : de plus en plus absent à lui-même et aux autres (les pensionnaires de la résidence où il vit), il n’attend plus que les prochaines visites d’Angélica et cette douce transfiguration dans le monde des rêves, où il peut vivre amoureusement aux côtés de sa chère « impression ». C’est à un double phénomène de capture que nous assistons, où la question du visible s’étire — comme au cours d’un travelling compensé — en un vertige sans fin. On ne trouvera alors rien d’anormal à ce qu’Oliveira, qui tourne ici son premier film en numérique, fasse de son héros un amoureux des technologies du passé. S’il se sert encore d’un appareil argentique, c’est que, pour lui, l’amour comme l’image résultent encore d’une impression sur une surface sensible (l’âme ?). Un corps dur lance de la lumière sur un corps mou et le marque à jamais. Chez Oliveira, une image ne se projette pas : elle se lance et frappe. Son pouvoir est infini, occulte ; il ne connaît ni le temps ni l’espace. Ou, au contraire, il les connaît trop bien et s’en joue malicieusement. Ne vous demandez pas, alors, pourquoi, au cours d’un dialogue extraordinaire et absolument jouissif, les pensionnaires de la résidence, cancanant en son absence sur l’étrange attitude d’Isaac, abordent les questions de la matière et de l’anti-matière, de la crise économique et de la cosmogonie mêlées. L’image est un trou noir, une brèche spatio-temporelle, un formidable accélérateur de particules. Oliveira fait de la science-fiction.