Portrait d’une femme de soixante-dix ans, récente veuve dont le quotidien se trouve perturbé par de mystérieux appels anonymes, Red Amnesia se présente comme un thriller paranoïaque low-key qui bascule lentement dans la chronique sociale mélancolique. Wang Xiaoshuai, réalisateur chinois de la sixième génération révélé au grand public en 2001 par Beijing Bicycle, propose de clore sa trilogie sur l’héritage de la révolution culturelle, ouverte par 11 Flowers et Shanghai Dreams, avec ce récit d’une femme désorientée, perdue dans le présent et harassée par le passé. Son envie de flirter avec le genre pour traiter l’histoire de la Chine est assez heureux, tout comme le choix d’une personne âgée en personnage principal, comme passeur entre deux mondes (géographiques) et deux époques (politiques).
Une famille chinoise contemporaine
Red Amnesia met en scène de manière latente la confrontation entre ancienne et nouvelle Chine, par le truchement d’un personnage pris entre deux époques. Deng est une grand-mère active, au service de ses enfants, qui vit seule dans la capitale chinoise depuis la récente mort de son mari. Son fils aîné, marié, vit le rêve capitaliste chinois dans un appartement moderne et équipé qu’il partage avec femme et enfant. Son fils cadet vit seul, accueille un petit ami (à l’occasion d’une très belle scène de cuisine) et se voit reprocher son homosexualité par sa mère. La cellule familiale de la nouvelle génération ne correspond plus à la sienne et méconnaît les traditions (le jeune enfant qui néglige de rendre hommage à son grand père à table), alors que c’est précisément pour elle que Deng a organisé sa vie, et pire, dû opérer des sacrifices refoulés. Le harcèlement étrange qu’elle subit sous la forme d’appels anonymes, de pavés lancés à sa fenêtre, voire de filature, la rapproche de ses enfants, qui cherchent la bonne attitude à avoir, la bonne distance à adopter : on soupçonne un partenaire d’affaire du fils, qui attendrait le paiement d’un chantier ; on voit dans l’affluence de la rue pékinoise la perspective d’une menace ; on propose à Deng de venir rejoindre le nouveau foyer – sans succès.
Métaphysique communiste
Les hallucinations de Deng, qui parle à son défunt mari lorsqu’elle est à table, distillent le doute quant à la véracité des appels qu’elle reçoit et tirent le film vers le surnaturel. Wang Xiaoshuai joue de cette ambiguïté, entremêlant les degrés de réalité à l’écran comme il a entremêlé les milieux sociaux. La découverte que l’intrus est un jeune homme silencieux, à la présence fantomatique, fait basculer le film dans une première possibilité d’interprétation. Les plans d’une cité ouvrière déserte et en ruine, la croyance de Deng en un retour d’un fantôme du passé, apparaissent comme le symptôme d’une culpabilité dont on ne saisit pas tout à fait l’origine, mais qui remplit l’écran, lancinante comme ce chant de grillons qui occupe obstinément l’arrière-plan sonore. On devine un monde communiste disparu, qui perce, par petites touches, lors d’une répétition de vieux choristes maoïstes, ou sur les murs blancs et verts traditionnels des intérieurs ouvriers. Les plans sur les maisons vides se peuplent peu à peu, le regard devenant littéralement habité lorsque Deng, parcourant les lieux, y entend les chants et voix des fantômes du passé.
Ce travail sur l’oubli et la résurgence du passé, mi-fantasmée mi-réelle, autour d’une figure matriarcale, fait toute la force du film : Deng, matrice de la Chine moderne, vit sur les ruines d’un sacrifice terrible qu’elle doit s’efforcer d’oublier. Wang Xiaoshuai ne résout pas cette équation par une rédemption potentielle ; au contraire, il conclut sur une note dramatique qui semble fermer la porte au passé. Heureusement, la métaphore que porte ce film évite tout didactisme en parvenant à s’incarner dans une conscience et dans un trouble de la perception.