Oui, les travellings de ce film, aux dires de Jean-Claude Brisseau lui-même, ont bien été réalisés avec une poussette. Oui, il a fixé dessus une planche horizontale sur laquelle il a placé son optique. Oui, il a quasiment tout fait lui-même, de la prise sonore sauvage au rôle principal, lui qui, il y a quelques mois à peine, n’avait d’ailleurs jamais touché à un appareil numérique. Et c’est ainsi qu’un vieux baroudeur comme Brisseau emporte le Léopard d’or au festival de Locarno, redécouvre l’épure et l’intime qui lui vont si bien, érige Virginie Legeay en féminité contemporaine et montre à tous nos jeunes réalisateurs de qualité française ce que c’est qu’être jeune.
Mais on ne comprendra strictement rien au film en le ramenant à ses quelques tremblements involontaires et autres imperfections de facture. En art, le coût de production n’est pas un argument. Il est aussi aberrant de parler de cinéma pauvre ou de bricolage à propos de ce film que de qualifier une esquisse d’Hartung de misérable sous prétexte qu’elle n’a pas réclamé le quart d’une mine de plomb pour naître sur une feuille. Et tout comme les millions de Django ne sont pas parvenus à rendre Tarantino plus intéressant, les pauvres deniers de Brisseau ne l’ont pas empêché de faire une œuvre magnifique. L’histoire de l’art est comme la rue : on y a vu tant de splendeurs à la peau nue et tant de laiderons bien maquillés.
Parce que Brisseau est un autodidacte formé à même les images des autres, des milliers de films traversent et constituent le sien. Mais ce qui émeut en premier lieu dans La Fille de nulle part, c’est la raison pour laquelle ce film n’est pas Mort à Venise, raison qui se dresse d’abord comme une indécision : de Visconti à Brisseau, même canevas scénaristique, celui d’un croisement de regards et de corps aux âges opposés. Dora (marquante Virginie Legeay), si elle n’a pas l’âge du Tadzio viscontien, de ses formes aussi rondes que retenues à ses répliques mutines, garde la blancheur et l’écarlate des beautés pubères pas encore découvertes. Et Brisseau-Michel, professeur de mathématiques à la retraite travaillant à l’écriture d’un essai sur les croyances du quotidien, découvre la chevelure maculée de sang de cette jeune fille avec la même certitude perceptive que Bogarde-Aschenbach, musicien réputé en mal d’inspiration, découvrait il y a 42 ans celle du Tadzio parcourue par le soleil vénitien. Plus troublant encore, le fait de retrouver dans le film de Brisseau une musique qu’il nous semblait impossible d’arracher à son socle viscontien, le quatrième mouvement de la cinquième symphonie de Mahler. Dans les deux films, son utilisation, placée sous le signe d’une immense lancinance aux multiples reprises, érige son thème en véritable principe de montage où prime une émotion de tête, un affect de la pensée. Car Mahler, c’est mental. De sorte que la seule chose susceptible de distinguer ces deux récits aux fondements intellectualistes ne pouvait être que la manière dont ils choisissent chacun de répondre à la question suivante : que faire du corps et de ses désirs ? Et c’est bien à partir de ce point que le récit de Brisseau, dès le début du film, s’écarte à mille lieux de celui de Visconti pour tout reconstruire sur un fond bien à lui.
Car si Visconti érigea le corps en un interdit aussi puissant que la tentation était grande pour son personnage de succomber à l’incarnation charnelle de l’harmonie que symbolisait Tadzio, Brisseau, bien que nous aiguillant au départ sur cette piste morale, va tout bonnement l’évacuer par trois mots, au bout de quelques minutes de film, lorsque à la provocation de Dora qui ouvre son peignoir pour offrir son sein droit, il répond, imperturbable, comme s’il connaissait trop la musique : « Allez, couvrez-vous. » Les jeux de regards de Mort à Venise tendaient à se toucher ; ceux de La Fille de nulle part ne vont chercher qu’à se comprendre. Comme si le subversif explorateur du corps féminin que fut Brisseau au cours des années 2000, du réussi Choses secrètes à À l’aventure en passant par le très lourd Les Anges exterminateurs, avait trop de fois mordu au fantasme. Loin des scènes orgiaques de ses précédentes productions où l’épaisseur luxueuse des étoffes le disputait à la chaleur étouffante des éclairages, Brisseau retrouve l’épure pour nous offrir une vue inédite sur son espace privé, un appartement trop grand pour lui dans lequel cet ascète dit se sentir mal. Jamais, peut-être depuis Soft and Hard de Godard en 1985, un cinéaste aussi renommé n’avait offert son intimité dans une sincérité aussi touchante, dans cette rupture tonale qui n’appartient qu’à lui et par laquelle il ose, une fois encore, mêler le tragique au burlesque, le fantasmagorique à l’anodin. Car La Fille de nulle part est aussi bien une fiction au découpage classique, percée ça et là de visions surnaturelles, qu’un documentaire brut sur les pièces, couloirs et pas de portes de l’appartement où pense, dort et vit un cinéaste. C’est au prix de cette géniale torsion des genres que les magnificences du mysticisme visuel de Brisseau parviennent à s’incarner dans une simple lumière au fond d’un placard.
La suite du récit, au chamanisme aussi « étrange » que « rigolo » – pour reprendre les mots de Michel face à une apparition –, va préférer transmuer Dora en réincarnation d’un amour passé plutôt qu’en porteur d’un désir nouveau. Si, durant le premier quart du récit, la seule présence de Dora dans son appartement rend Michel heureux comme il ne l’avait pas été depuis le temps où sa femme était encore de ce monde, c’est que Dora a le charme que nos regards prêtent aux choses du passé lorsque nous refusons de cligner des yeux de peur de les faire disparaître à jamais. Brisseau évite alors magistralement la figure du corps troublant qu’il connaît bien (au moins depuis les fesses aussi ingénues qu’hypnotiques de Vanessa Paradis dans Noce blanche qui passaient l’air de rien devant le regard dévasté de Bruno Crémer) que celle, douteuse, de la muse en stase devant un créateur en extase. Car si la beauté de La Fille de nulle part, son irréductible originalité, commence dans cette scène du sein recouvert où la logique de l’attraction des corps est éjectée, c’est au profit de la construction d’un lien entre Dora et Michel bien plus fort que le corps et qui naîtra de la nécessité de faire œuvre commune. De la blessée assise qui écoute, passive, les monologues d’un géant que les règles de vie et la solitude ont rendu « radoteur et partiellement cinglé », Dora se transforme rapidement en conseillère, collaboratrice, jusqu’à finalement, sur la face imprimée du livre fini sur lequel leurs noms respectifs se retrouvent côte à côte, se découvrir co-autrice. Ce que le récit passe une heure et demie à construire et à promouvoir, cherchant des agencements possibles d’une relation rare et inédite, c’est une figure féminine qui, tout en préservant les images de ses mystérieuses variables, ne soit pas autre chose pour l’homme qu’un égal, qu’un indispensable et nécessaire semblable. Comme si La Fille de nulle part commençait sur un récit appartenant au canevas révolu des années 1980 et, nourri de son autocritique, parvenait à finir sur une proposition pour les temps qui viennent. Le nouveau cinéma de Jean-Claude Brisseau peut commencer.