Que le Diable nous emporte commence à l’extérieur de la gare de Marseille, quand Camille (Fabienne Babe) ramasse le téléphone portable que Suzy (Isabelle Prim) y avait perdu. Tout semble a priori concourir à faire de cette scène une séquence aplanie et triviale, réductible à la netteté de sa lumière, de ses enjeux et de l’univers sans qualité dans laquelle elle semble immédiatement se glisser. Et pourtant, déjà, quelque chose résiste : recouvrant parfois la voix de Camille, les sons de la gare – annonces de départs, de retards et d’arrivées, grouillement des passagers – viennent progressivement déborder les bords du cadre et s’accaparer la séquence dans son entièreté. Ce surgissement, immédiatement, a valeur de profession de foi : chez Brisseau, le regard jamais n’épuise ce qui se montre ou ce qui apparaît. Discret aveu de modestie, ce mantra, loin de constituer une justification subreptice de son manque de moyens, déploie un rapport perceptif au monde très proche du point de départ de l’entreprise merleau-pontyenne, chez qui « il n’y a pas de chose pleinement observable, pas d’inspection de la chose qui soit sans lacune et qui soit totale ». Autrement dit, la première chose que le visible me donne à voir est son invisibilité, cette invisibilité qui forme le tissu même dont le visible se trouve intégralement nimbé.
Le film, imprégné de ce constat, en épouse les prémisses avec une radicalité inespérée, en ce que son cœur secret s’affirme pas à pas comme le récit du passage d’une compréhension du visible à une autre. Suzy, par exemple, arrive dans le film avec une croyance en un visible qui serait capable tout montrer, sans ambiguïté : les multiples vidéos d’elle nue et se masturbant, qu’elle envoie depuis son téléphone portable, sont des expériences closes, filmées avec les contours imposés par le téléphone, opaques à l’idée même que quelque chose puisse leur échapper. Mais la rencontre avec Tonton (Jean-Christophe Bouvet), et par là l’apprentissage de la méditation, l’autorise à dépasser la domination de l’entendement au profit d’un commerce avec le monde qui soit absolument antérieur à l’intelligence.
Il n’est pas surprenant, à ce titre, que le film déploie une entente de la 3D qui refuse toute concession à l’illusion d’une appréhension synthétique et pleine de ce qui en réalité se dérobe à la vue. Le plan n’y est nullement ramené à de la perspective, comprise comme double mouvement de préhension et de reconstruction du réel qui, de ce fait même, omettrait les conditions de l’être-jeté, aux prises avec le monde dans un lien qui jamais ne l’autorise à délaisser les failles du monde vécu. L’espace tridimensionnel apparaît dès lors non comme guidé par un esprit qui l’organiserait depuis le recul où il se tiendrait, mais comme une succession non-hiérarchisée de couches plates venant déborder la perception. La 3D, presque partout ailleurs et au-delà même de ses réussites (chez Spielberg, par exemple), statuait systématiquement de la compossibilité des visibles en concurrence : des différentes strates temporelles d’une histoire, des différents étages d’un espace donné, des éléments quelconques qui dans l’expérience se donnaient dans une pure différence. Brisseau, lui, pareil aux champs-contrechamps du Godard d’Adieu au langage, redessine comme problématique la coexistence des objets perçus, au lieu d’arbitrer rationnellement leur conflit. Contre les dispositifs optiques, l’événement des couches plates.
De fait, il suffit de revoir ses deux derniers films (La Fille de nulle part et À l’aventure, où l’on retrouve le même motif d’un papier peint représentant un ciel étoilé) pour se souvenir que la couche plate a toujours été l’horizon du cinéma de Brisseau, la toile de projection à laquelle tous ses personnages sont amenés à se mesurer. Dans un dialogue nocturne d’À l’aventure, le vieil ermite affirmait avec un sérieux tragique que si le soleil se désintégrait, alors on devrait attendre huit minutes avant de s’en apercevoir. En ce lieu même se trouvait ultimement justifiée la pratique de l’aplat, comme reconnaissance par le cinéaste de la perte d’être qui se joue au moment même où l’on tente de trahir l’imperception nichée à l’origine de toute vision, comme de celle qui éloigne du soleil. C’est d’ailleurs un trait commun aux trois derniers films de Brisseau que de renoncer aux paysages qui autrefois offraient de précieux contrepoints à ses intrigues, pour leur préférer des intérieurs (Que le Diable nous emporte, La Fille de nulle part) ou des paysages obligeant simplement à la contemplation lointaine et impuissante (À l’aventure). Toujours il s’agit de se sauver de la tromperie cachée derrière la croyance en l’épuisement total du visible, en la possibilité de l’arraisonner en le reconstruisant – ou plutôt, auprès de l’ermite, de Brisseau lui-même ou de Tonton, d’apprendre à s’en sauver.
Cet apprentissage du monde résume l’horizon proprement agogique du cinéma de Brisseau, lui qui chaque fois se situe dans cet interstice, dans ce petit espace ou ce petit moment où l’on ne fait que conduire vers quelque chose – où l’on initie aux mystères (mystagogie), où l’on éduque patiemment les enfants (pédagogie), où l’on capte, dans une poitrine qui soudainement se bombe, le ravissement de l’âme par les choses célestes (anagogie). Nul ne pourrait alors s’étonner de ce que l’on y parle tant : toute parole chez Brisseau est une prière, une supplication adressée à l’autre qui se tient devant celui qui parle de se figurer ce dont il est question dans le dialogue : « prier, c’est voir avec les lèvres », comme le dirait un fameux proverbe inuit. Ainsi de Camille qui, exposant son rapport traumatique au sexe, tisse un récit qui laisse se deviner, au creux de ses paroles, la scène visuelle dont il est question. La reconnaissance modeste de l’invisible dont se pare tout visible tient aussi à cette façon de laisser chacun des personnages décrire sans avoir à figurer ce qu’ils décrivent, invoquer sans rendre présent, en autorisant simplement le déploiement momentané de l’effort forcément vain d’y percevoir une positivité prête à se révéler – effort qui donc est celui d’une prière, autrement dit d’une adresse à un absent, d’une brève expérience du néant.
C’est dans cette perspective que peuvent être comprises les scènes les plus sidérantes du film, construites à partir de fonds verts remplaçant les décors existants par des images génériques d’immensité (voie lactée, coucher de soleil, etc.) sur lesquelles viennent flotter les personnages. Suzy, d’abord, en pleine méditation, fera apparaître devant elle un spectre blanc : c’est que l’apparition, chez Brisseau, pour ne pas trahir ou percer la structure du visible, est toujours montrée comme étant le produit d’une tentative subjective (les champs-contrechamps de La Fille de nulle part entre les figures drapées et le cinéaste ayant à cet égard valeur de programme), et non comme la révélation objective de ce qui déborde la vision (c’est pourquoi de la vraie apparition on ne voit que la trace dans un mégot qui se déplace). À la toute fin du film, ensuite, elle fera l’amour avec Fabrice (Fabrice Deville) et sera propulsée au plafond, puis dans le grand vide de l’univers. Que s’est-il passé, au beau milieu de ces deux moments suspendus ? Que racontent ces corps venant se découper grossièrement sur des surfaces infinies ?
Avant que le fond apparaisse, il y a toujours un court moment de latence où les personnages semblent jetés dans le néant, planant dans un noir qui les fait ressortir. Tout se passe comme si Brisseau, attaché à un certain amateurisme, tenait à filmer le temps de la conversion numérique. Ce serait probablement le cas si ces noirs posés là ne rejouaient pas une dynamique guidant en permanence son découpage : la coupe toujours se sent, et le passage à un autre plan ne prend jamais la forme d’une main tendue qui les lierait dans un ensemble parfaitement fluide ; si elle se sent, c’est parce que, comme le noir, il fallait poser, avant toute survenue, les conditions de possibilité de la montée en intensité de la scène à venir. Ce rapport presque hygiénique au cinéma, où un événement ne se laisse pas déborder par ce qui le précède pour entrer dans la plénitude, rappelle le Vide qui se trouve au fondement de l’ontologie taoïste, ce Vide d’où émergent le ciel et la terre, ce Rien qui est aussi abîme et fond sans fond.
Or ce Vide, comme l’analysait François Cheng, opère à la façon d’un souffle ou d’une âme, venant se saisir « à l’intérieur de toutes choses, au cœur même de leur substance et de leur mutation ». Le noir d’où tout surgit n’apparaît nullement comme une présence inerte, mais comme étant parcouru par des souffles reliant le monde visible à de l’invisible, niant les relations d’oppositions rigides qui dominaient le langage de la raison. C’est de ce noir que surgit la compréhension — l’apprentissage, toujours – de ce qui se joue dans la propulsion en l’air : la communication de strates a priori différenciées (le plaisir charnel et le mystère des astres, le visible et l’invisible, le sensible et l’intelligible) auxquelles Brisseau autorise de vivre de façon éphémère, forcément éphémère, une expérience commune qui maintienne leurs différences (d’où, encore, son utilisation de la 3D comme superposition et non comme soumission à une ligne) tout en appuyant métaphoriquement leurs liens de dépendance mutuelle, la façon dont chacun se teinte de l’autre, et vice-versa. Comme chez Shitao, où la montagne est la mer et la mer la montagne, le visible et l’invisible affirment leur indépendance dans le moment même où tout semble leur dire que le ravalement de ce qui les sépare viendrait détruire la structure entière du visible. Seul un très grand cinéaste pouvait parvenir à définir aussi précisément la condition de ses propres images.