Alors que Brisseau semble plus que jamais pris au piège de ses obsessions (son prochain film, À l’aventure, relatera les expériences sexuelles d’une jeune femme insatisfaite…), un nouveau coffret DVD vient rappeler quel grand cinéaste il a été. Un pas décisif vers l’intégrale de son œuvre filmée à ce jour (ne manquent plus que La Croisée des chemins, son invisible premier film Super 8 remarqué en 1975 par Rohmer et Pialat, et Les Ombres, beau téléfilm tourné en 1981). Merci Blaq Out !
La Vie comme ça
Comme dans L’Échangeur, De bruit et de fureur et Les Savates du Bon Dieu, l’action se situe dans des barres HLM en déshérence, un désert où il n’y a rien à faire, où l’on agresse pour de l’argent ou du sexe, où l’on se jette par les fenêtres de désespoir. Parallèlement, Brisseau traite d’un autre lieu d’aliénation et de résignation : le monde de l’entreprise, qui reviendra dans Choses secrètes. Royaume du harcèlement moral et sexuel et de la complicité silencieuse, la jeune Agnès (Lisa Hérédia), mue par une pure indignation, y mène une révolte contre l’injustice et le chantage qui deviendra un véritable calvaire. Un recours à la violence dressant un pont entre l’entreprise et la cité aura raison d’elle, achevant d’en faire une figure de martyr. Entre-temps, une parenthèse enchantée se sera posée dans une nature aux airs de Paradis perdu ; un homme d’âge mûr, touchant de maladresse, ruses de séducteur et sincérité mêlées, demande à Agnès de se déshabiller. A la lumière des derniers films et frasques du cinéaste, on ne revoit pas cette scène sans un mélange d’amusement et de gêne, même si la manière de filmer est encore ici d’une délicate pudeur…
Déjà Brisseau mêle au tragique et au spirituel un humour détonnant, un grotesque déstabilisant. Déjà la lucidité et la violence du constat s’opposent à la tendresse des protagonistes principaux. Le film offre une galerie de personnages étranges, excessifs, cocasses, souvent joués par des actrices rohmériennes (Marie Rivière, Rosette, Pascale Ogier). Certains s’expriment face caméra dans des plans audacieux et savoureux – Brisseau réemploiera ce procédé avec bonheur à la fin des Savates. Dans ce premier film «professionnel», destiné à la télévision, le réalisateur s’autorise des zooms, des plans à l’épaule, sa caméra à l’affût décadre quand bon lui semble. On dirait parfois un documentaire où les personnes filmées reconstitueraient leur propre vie, joueraient (faux) leur propre rôle. Ce côté amateur n’empêche en rien l’inventivité, favorisée par la pauvreté des moyens. Au son, notamment : Brisseau n’hésite pas à le couper entièrement pour faire ressentir la solitude d’Agnès, ou à répéter inlassablement les mêmes boucles sonores de cris d’enfants lors des scènes de cité. La liberté un peu brouillonne qui règne ici – et qui fait aussi le prix du film –, il la domptera par la suite : selon l’expression consacrée, toute l’œuvre future est contenue en germes, mais sans la rigueur classique qui caractérisera sa mise en scène.
Céline
Bénéficiant du succès de Noce blanche avec Vanessa Paradis, Céline est confortablement produit par la Gaumont. Brisseau y met de côté son analyse socio-politique urbaine, reprend la partie d’Un jeu brutal située à la campagne et se concentre plus que jamais sur le versant mystique de ses interrogations. Infirmière dévouée, Geneviève (Lisa Hérédia) sort du caniveau où elle avait échoué, noyée de désespoir, une jeune héritière abandonnée de tous à la mort de son père (Isabelle Pasco, célèbre à l’époque pour Roselyne et les lions de Jean-Jacques Beineix) et lui fait regagner sa dignité. Ces deux beaux personnages apprennent à se connaître et à surmonter les susceptibilités, s’aident mutuellement, se construisent l’une à travers l’autre. En initiant Céline à la méditation, Geneviève lui fait découvrir une part insoupçonnée de sa personnalité : la jeune fille manifeste des intuitions médiumniques, accomplit des miracles et se découvre une vocation spirituelle. Son départ ébranle Geneviève, la laissant brisée, inconsolable. Une visite surnaturelle semblera rendre possible un retour de la confiance, une renaissance à la vie, une acceptation de l’homme qui l’aime et auquel elle n’accordait que de brefs instants d’intimité. Fin ouverte, cependant : jamais Brisseau ne se complaît dans l’optimisme béat.
Les Ombres faisait explicitement référence à Bernanos, Noce blanche à Simone Weil et, on l’a vu, La Vie comme ça pouvait se lire comme un martyre des temps modernes ; Céline, au fond, ne retrace rien d’autre que le parcours d’une sainte. Rien de sulpicien ici, cependant ; la foi de Brisseau se situe à l’écart de l’Église et des bondieuseries. Le film se place plutôt sous les auspices des divinités de l’Antiquité et développe un panthéisme d’inspiration bouddhique. Céline pourrait rappeler Bresson, voire Sous le soleil de Satan, mais on est bien loin de la question de la grâce en tant que surgissement au cœur du péché ou de la misère. C’est un film moins âpre, plus caressant ; un film solaire, d’une sérénité absolue. La lumière est superbe, sobre et surnaturelle à la fois, réceptive au souffle du vent dans les arbres et semblant pouvoir traverser toute chose. La scène de méditation transportant Céline dans le désert a de quoi faire glousser avec ses airs de publicité pour déodorant. Miracle : elle s’avère légère comme le vent. Avec sa partition magnifique de Georges Delerue (même pas écrite pour le film, mais pour une série d’émissions télévisées) et son sens consommé du silence qui fait de chaque occurrence de cette musique une élévation du cœur et de l’esprit, Céline creuse le sillon puissamment lyrique ouvert par Noce blanche et perpétué par les deux films à venir.
L’Ange noir
Remake à peine voilé de La Lettre de William Wyler avec Bette Davis, hanté par la Kim Novak de Vertigo, L’Ange noir est sans doute, de tous les films de Brisseau, celui qui paie le plus ouvertement son tribut au cinéma hollywoodien, socle de sa cinéphilie. Cela n’empêche pas le film de s’ancrer dans un terreau français et d’être peuplé de préoccupations récurrentes chez lui. Plus aucune trace de mysticisme ici – encore qu’une dimension métaphysique ne soit pas à exclure. En revanche, une omniprésence de la question de l’ordre social et une exploration du désir et des fantasmes. Charge franche et narquoise contre le vide moral et existentiel de la haute société, L’Ange noir organise l’intrusion du sexe et des sentiments – amour, haine, jalousie, dégoût – dans des rapports policés et dissimulateurs.
Plus encore que pour Céline, Brisseau a des moyens et se fait plaisir, multipliant travellings, plongées et mouvements de grue… La lumière est cuivrée comme jamais, l’atmosphère aussi vénéneuse que lyrique, le ton sourd et solennel. Sylvie Vartan, regard éteint, moue boudeuse, voix blasée, incarne une envoûtante femme fatale. Michel Piccoli serre le cœur en vieux juge intègre confronté aux actes d’une épouse adorée dont il ignorait tout. Tchéky Karyo, avec son visage inexpressif, sa voix lointaine et sa démarche de videur, constitue en revanche un drôle de choix dans le rôle de l’avocat séducteur. Qu’importe : l’étrangeté est à son comble. Plus que jamais chez Brisseau, des visions mentales viennent offrir d’intelligents et fascinants contrepoints au dialogue, et le film inaugure la période frontalement érotique de son cinéma lors de deux plans mémorables : un travelling-arabesque dans un bordel de luxe peuplé de femmes lascives et une vidéo dérangeante à force de naïveté et de cruauté mêlées, dans laquelle une adolescente se masturbe sous les yeux de son amant – et, par écran interposé, de sa mère… Spirale infernale s’achevant comme elle a commencé, L’Ange noir détisse fil à fil une fascinante toile d’araignée où se côtoient milieux aisés et classe populaire, sphère judiciaire et banditisme politique, apparences et secrets, haine polie et désirs souverains.
Les Savates du Bon Dieu
Dernier film de Brisseau tourné avec des moyens suffisants, Les Savates du Bon Dieu est un époustouflant concentré de genres (mélodrame, cavale amoureuse, fantastique, western) et d’obsessions d’auteur (justice sociale, apprentissage, nature et culture, question métaphysique, amour et désir). Largement méprisé à sa sortie, défendu mordicus par la constellation Libé–Monde–Inrocks–Cahiers, c’est à la fois le plus joyeux et le plus lyrique de tous ses films. Fred, jeune mécanicien naïf et généreux (Stanislas Merhar), y fait d’un même élan son éducation sentimentale, poétique et sociale. Le constat politique est aussi rieur que désenchanté. Comme à son habitude, Brisseau fait le grand écart entre les défavorisés et les nantis (ici, la jet set, dans de drôles de scènes à la Sous le soleil) : la bourgeoisie en elle-même ne l’a jamais intéressé. Seule l’aspiration des prolétaires au confort bourgeois le préoccupe, en même temps qu’elle appelle sa bienveillante indulgence. Le parcours amoureux est aussi simple que bouleversant. Fred aime Élodie (Coralie Revel, de retour dans Choses secrètes) qui le quitte, Sandrine (Raphaële Godin) aime Fred qui la considère comme une sœur : Fred va apprendre à ouvrir les yeux sur Sandrine. Tout cela fait ricaner Maguette (Emile Abossolo M’Bo, vu au théâtre dans le Hamlet de Peter Brook et à la télévision dans Plus belle la vie), personnage controversé de prince africain envoyé par la Providence : il n’imagine pas les rois souffrir de telles bagatelles. Pourtant, le mélo n’est-il pas aux classes sociales modernes ce que la tragédie était aux rois et héros grecs ?
Les Savates mixent ainsi le noble et le populaire avec un bonheur inouï. Louis Skorecki avait vu juste, qui y décelait la seule réactivation contemporaine réussie – sans parodie ni nostalgie, ajoutera-t-on – du mélodrame classique hollywoodien. Il situait curieusement le film «à mi-chemin des Amants du Capricorne et de La Comtesse aux pieds nus». Lyrisme impétueux à la Ray, sophistication scintillante à la Sirk : on le verrait plutôt entre Les Amants de la nuit et Mirage de la vie. Mais avec ses images colorées et moirées, le film ressemble surtout à un cartoon. Tout y concourt à signifier que Fred est un enfant dans sa tête et dans son cœur : répétition têtue du thème lyrique du début, imaginaire érotique tout droit sorti de Playboy, scènes de bagnoles filmées comme un jeu de petites voitures. D’où une certaine gêne lorsque Brisseau, à la limite de l’abject, esthétise – voire érotise – une tournante dans la cave glauque d’une zone industrielle. Tant pis : ailleurs, la témérité du plus casse-cou des cinéastes français tutoie le génie. «Plus grande est la réussite, plus elle frise le ratage (comme un chef-d’œuvre de peinture frise le chromo)» écrivait Bresson dans ses Notes sur le cinématographe. Brisseau fonce ici droit dans le chromo et c’est peu dire que le sublime est au rendez-vous.
Suppléments
Blaq Out a produit L’Ange et la femme, honnête documentaire constitué d’entretiens menés par Philippe Rouyer (Positif). Brisseau y avoue détester l’écriture – qu’il n’a pourtant jamais déléguée à personne, ni même partagée : question non abordée. Lisa Hérédia, comédienne, monteuse, décoratrice et compagne du réalisateur, dévoile notamment la méthode de ses premiers films. Romain Winding, fidèle chef-opérateur depuis Un jeu brutal jusqu’aux Savates du Bon Dieu, explique beaucoup de choses passionnantes sur la conception de la lumière et du cadrage mise en œuvre avec le cinéaste. Enfin, Raphaële Godin, actrice des Savates revenue faire une poignante apparition dans Les Anges exterminateurs, évoque l’énorme travail de débroussaillage et d’imprégnation mené en amont avec Brisseau. Ce qui explique à la fois le sérieux avec lequel le cinéaste envisage son métier et la pente qui l’a mené où l’on sait…
Par ailleurs, chaque film est accompagné d’une préface conçue par quatre cinéastes anciennement critiques : les ex-Cahiers Luc Moullet, Marie-Christine Questerbert et André S. Labarthe et l’ex-Cinématographe Philippe Le Guay. Très écrites et récitées de façon ennuyeuse, survolant les films, ces interventions sont globalement décevantes mais contiennent quelques pépites. Luc Moullet, un rien paresseux, paraphrase La Vie comme ça plus qu’il ne l’analyse. Il démontre cela dit l’intelligence du montage elliptique et des cadrages et émet une idée intéressante en apparentant l’accumulation décousue de saynètes excessives à l’onirisme qui semble faire défaut au film en regard de ceux qui suivront. À noter, une malheureuse erreur dans le montage de cette préface : quand Moullet évoque Rosette, égérie de Rohmer, les images montrent une toute autre actrice du film, Michelle Ernout. Ce ne sera pas la seule faute au sein des bonus : dommage en effet qu’apparaisse une image d’Emile Abossolo M’Bo, acteur noir des Savates, lorsque Labarthe évoque «la face noire du film» : c’est facile, et tout de même d’un goût moyen… Mais passons. À propos de Céline, Philippe Le Guay, comme à son habitude, lâche des mots sur un ton docte et précieux (ici : grâce, incarnation, croyance…) sans vraiment s’interroger sur leur sens et leur pertinence. D’où des contresens : «Il faut croire pour que les choses adviennent», conclut-il. Or dans le film, les choses adviennent d’elles-mêmes, sous le regard incrédule des personnages. Et lui-même a noté, plus tôt et plus justement : «Le miracle vient de soi, malgré soi, dans un abandon.» À son crédit, tout de même, une définition simple mais parfaite du film : «un film de la réconciliation». La préface de L’Ange noir par Marie-Christine Questerbert est la plus apprêtée des quatre, en cela non dénuée de belles formulations, comme la «volupté de l’austérité». Elle analyse les rapports hommes-femmes annonçant Choses secrètes, notamment à travers Cécile, jeune femme se perdant dans l’illusion amoureuse, «dans l’immense joie d’avoir pu plaire à un homme». André S. Labarthe, dans un commentaire exalté et péremptoire des Savates du Bon Dieu, film révolté et généreux qu’il qualifie de «Bonnie and Clyde raconté par un prince des Mille et Une Nuits», a le mérite d’épouser le lyrisme de son objet avec conviction. Rien de théorique, de systématique dans l’œuvre du cinéaste, déclare-t-il : chaque film met en question les acquis du précédent et prend à bras-le-corps le cinéma avec la même force. Tout est violent chez Brisseau, cinéaste écorché vif comme le furent Nicholas Ray et le premier Godard ; tout est extrême, à commencer par l’amour fou. C’est bien pour ça qu’en dépit de ses dérives, on continuera de l’aimer.