A Most Violent Year est un film enneigé, ancré dans une tradition de la neige comme celle qui recouvre et embaume les vivants (du Grand Silence de Corbucci aux Gens de Dublin de Huston) – mais cette neige-ci ressemble hélas davantage à une poussière perdue dans de vieux albums photo que l’on ouvrirait au coin du feu. De cette atmosphère presque lounge, disons confortable, ressort l’idée d’un glissement, mais d’un glissement qui n’atteint pas et qui se heurte à un dispositif de mise en scène trop sec pour véritablement s’y fondre. Il y a en effet quelque chose dans ce cinéma-ci, au-delà de son dispositif narratif aux airs de projet photographique (une ville, une saison), qui ferait des plans, constamment surcadrés, des blocs statiques et distincts posés tels quels dans les abîmes du montage. C’est là un héritage eisensteinien – les théories du montage attractif. Mais, chez Eisenstein, le montage organise (au sens qu’il fait organe) un tout, avec le plan produit par le tout comme le tout produit par le plan (ce serait d’une certaine manière un effet de synecdoque) : ici, il n’y a que des plans et jamais de mouvement global, et des plans qui ne vivent ou ne respirent jamais, trop obnubilés sans doute par leur parfaite symétrie. Cette symétrie est de surcroît quasiment obsessionnelle, et conduit non pas à des effets de montage intérieur mais à une impression de composition un brin trop propre (la maison aux mille reflets, le court de tennis, etc.).
Ternes calculs
Le film est d’autant plus décevant qu’il présentait un programme tout à fait alléchant : construire, parallèlement à des parcours individuels (un immigré qui tente de se faire une place dans le business du pétrole) confrontés aux illusions de l’American dream, à la fois un traité d’éthique et une « histoire de la violence ». Il serait alors à rapprocher de celui de Cronenberg, alliant comme lui un motif traditionnel de série B à un retour aux sources du mythe (de l’Amérique autant que de son cinéma), or il s’éloigne constamment d’une quelconque densité ou ambiguïté en adoptant la facture d’une copie de bon élève dont l’on aurait hélas perdu le sujet. Dans sa monstration même de la violence, Chandor échoue d’ailleurs assez tristement, tant l’on n’a de cesse de répéter (et via des dispositifs éculés : enregistrements radio, affiches, talkie-walkies, etc.) qu’elle s’infiltre partout, alors qu’elle devrait transpirer, habiter les murs, c’est-à-dire vivre au lieu de simplement exister. Cette violence ne fait que surgir, à maintes reprises, par l’intermédiaire d’effets de manche un tantinet douteux (exemplairement, un coup de feu dans la seule scène du film qui tente de toucher au mythe, lorsque les personnages d’Oscar Isaac et de Jessica Chastain renversent un cerf), qui plus est jamais soutenus par la pénible illisibilité du découpage de l’action, trop souvent axé sur sa pure qualité de morceau de bravoure.
Cette application permanente d’une certaine idée de la perfection comme d’un dosage précis prive surtout d’une quelconque forme de discours : l’on fait dire au personnage principal une idée de la vérité du film (ici, une réponse à la frontière poreuse entre les cendres des idéaux et la tentation de la corruption), or, en quelque sorte, ce qui distingue une démarche réflexive d’un exposé est que, dans la recherche, tout réside dans le questionnement. Néanmoins, le problème principal du film serait peut-être d’ordre référentiel : multipliant les références à Lumet, Coppola (en effleurant la question d’une généalogie du mal), mais demeurant dans l’écrin classique, Chandor passe à côté du néoclassicisme d’un Gray, qui est moderne en ce qu’il est à la fois une reprise et une profonde réinvention. Cette indécision ne traduit rien en termes d’émulation formelle, et A Most Violent Year passe hélas à côté de ses raccords, pourtant aisés lorsqu’il s’agit de démystifier un idéal national de réussite (ce qu’entreprenait déjà The Immigrant – à qui Chandor reprend la lumière hivernale –, toujours de Gray, avec sa statue de la Liberté tournant le dos à l’héroïne-martyr). Visant, à l’instar de ce dernier, à acquérir la posture délicate de l’auteur évoluant dans le système, le film véhicule finalement une bien maigre idée du cinéma classique (alors que les films de Gray se doublaient de célébrations), et dans cette optique l’inexplicable flot de dithyrambes qu’il reçoit et les accueils tièdes réservés aux derniers films d’Eastwood ou de Kelly Reichardt confirment hélas que l’on préfère ceux qui s’assoient constamment au premier rang aux virtuoses discrets.