Depuis son premier film, Margin Call (2011), J.C. Chandor place au centre des ses récits des personnages entêtés, tout occupés au labeur de survivre dans un milieu hostile, tandis que la mort, encore plus obstinément, rôde et accomplit son travail de sape. Quand tout semble perdu, il reste encore à s’acharner à vivre, jusqu’à l’absurde. De Triple frontière, on retiendra ainsi les manœuvres insensées d’une bande d’anciens membres des forces spéciales de l’armée américaine égarés dans la Cordillère des Andes et désireux de déplacer coûte que coûte un tas de sacs remplis de billets. Un butin lourd et encombrant que ces hommes aguerris doivent faire cheminer à dos de mules le long de chemins escarpés ou hisser avec des cordes au sommet de rochers afin de gagner le rivage océanique aperçu au loin, synonyme d’évasion. Soit le prix à payer pour rêver d’une vie meilleure. Une manière périlleuse de rouler sa bosse bientôt remplacée par une autre idée fixe – sauver sa peau – adossée à une morale de circonstance, pas des plus originales : la vie n’a pas de prix.
Mais comment en sont-ils arrivés à pareille situation ? Au départ, Triple frontière revêt les atours classiques d’un film de casse parfaitement balisé : Santiago (Oscar Isaac) enrôle quatre anciens frères d’arme afin de cambrioler la demeure d’un narcotrafiquant de renom installée au cœur de la jungle sud-américaine, dans un coin perdu quelque part entre le Brésil, le Paraguay et l’Argentine. Pour ces vétérans laissés sur le banc par une Amérique qui a tourné le dos à ses héros, ce braquage à haut risque est synonyme de seconde chance, sinon de salut. À la faveur d’une mise en place soucieuse d’accorder à chacun une place égale, les personnages font l’objet d’une caractérisation à gros traits où sont dessinés les raisons de leur engagement (le stratège divorcé laissé sur la paille, le casse-cou impulsif en mal d’action, l’instructeur revenu de tout, le pilote expert devant assumer une récente paternité). C’est que dopée à la testostérone, cette Amérique des déclassés s’accommode volontiers de frontalité sans nuances et d’archétypes rongés jusqu’à l’os. Puis vient le casse à proprement dit, moment de bravoure s’il en est, planifié et exécuté avec sobriété, en professionnel, devant et derrière la caméra. À l’épate, au plan de trop, Chandor préfère en effet une sécheresse délibérée et un savoir-faire transparent qu’on lui connaissait déjà. La surprise viendra plutôt de la découverte du magot recherché, plus conséquent que prévu, et de son étonnante cachette dans les murs de la maison, comme si les liasses de billets faisaient littéralement tenir tout l’édifice visité. Seule belle idée de scénario (coécrit avec Mark Boal) qui transforme les murs en trompe‑l’œil et en révélateur : derrière la façade clinquante de l’immense maison s’accumule l’argent sale du crime organisé, véritable société parallèle que seul un bellicisme vénal dévoile au grand jour.
Une fois l’argent réuni dans des sacs et le repère du dealer dévasté par les flammes, un second film apparenté au survival peut alors commencer. Revers infernal de la médaille : la cupidité va se payer au prix fort. Trop volumineuse à transporter, la masse de billets recueillie va entraîner la chute des ravisseurs. Lesté plus que de raison, l’hélicoptère censé leur permettre de s’enfuir ne peut en effet franchir les barrières montagneuses et se voit contraint de se poser en catastrophe au milieu d’un champ de coca, actant le début d’une fuite à pieds cauchemardesque où la rencontre fortuite d’autochtones peu enclins à accepter leur présence armée portera un coup fatal à l’un d’entre eux. Des péripéties malheureuses qui vont aussi mettre à mal la franche camaraderie observée jusqu’ici et confirmer la pente vaguement métaphysique empruntée par le film. Pour autant, Chandor ne change pas son fusil d’épaule et a toujours la main lourde : perdure un savant dosage d’action oppressante en plein air et de pauses méditatives fumeuses. Rien, en somme, qui ne vienne perturber la froide objectivité du professionnel tout occupé à soigner le déroulé de son programme. Rien qui ne fasse césure quand bien même le récit, à l’instar de ses personnages, fait mine de rompre sa trajectoire horizontale pour bifurquer et se mettre en danger. Dans la jungle amazonienne, l’altérité se résume à un gamin revanchard arborant un maillot de foot du Brésil floqué d’un numéro dix ; un point jaune au milieu d’un paysage vert. Ses habitants sont ainsi sommés d’épouser leur destin de figurants plantés dans un décor. Les regarder vraiment, autrement, eût retardé le projet de Triple Frontière, film le moins inspiré de Chandor qui ne parvient jamais à se hisser à la hauteur de ses prestigieux modèles (Le Trésor de la Sierra Madre de John Huston et Sorcerer de William Friedkin). Dans sa prévisible marche en avant, la machine fictionnelle jamais ne s’enraille, tout aussi endurante et acharnée que les fuyards. De sorte que tout se passe et rien n’arrive.