Ah la crise financière, en voilà un beau sujet de cinéma ! Mais, de la roublardise d’un Michael Moore, en passant par Inside Job ou Cleveland contre Wall Street, c’est surtout le cinéma dit « documentaire » qui s’en est emparé, hésitant entre populisme et didactisme. Côté fiction, quelques tentatives, du navrant Krach au lourdingue Wall Street : l’argent ne dort jamais, du sympathique mais dispensable The Company Men à ce Margin Call, force est de constater qu’il est bien difficile d’offrir une vision digne de ce nom à cette marotte politico-médiatique. Et surtout de proposer autre chose qu’une approche convenue qui peine terriblement à produire de nouvelles représentations sur un sujet aussi rebattu.
Difficile de se sortir des images d’Épinal – traders affairés, banquiers éructant – qu’impose aujourd’hui ce qui est quasiment devenu un sous-genre du film politique. À ceci près que la dimension politique de ce type de récit, animée d’une bienveillance contrainte – reflet d’une bonne conscience que les cinéastes s’offrent à peu de frais –, se cristallise bien souvent dans la figure de ceux qui font partie d’un système financier tant décrié. Il s’agit donc, en gros, de faire preuve d’un relativisme convenu érigé en morale des bons sentiments : les traders ne sont que des sous-fifres, des personnes qui souffrent comme vous et moi (ou peut-être un peu moins) d’un système dont ils sont prisonniers, et les grands méchants loups sont à chercher à l’étage supérieur. En somme, « humaniser » le trader, ce serait donc faire preuve de nuances, rendre service à l’esprit critique de chacun – éduquer le spectateur en quelque sorte –, mais c’est surtout, au fond, nous prendre pour des imbéciles éructant à tout-va, ce qui nous ramène à la figure stéréotypée du banquier. La boucle est bouclée.
À quand un grand récit qui ne se soucierait pas de sa propre réception en ménageant sciemment le spectateur, en se remettant à des schémas, mais prendrait au contraire le risque de se charger de la complexité et de l’ambiguïté de la situation ? Car ce Margin Call joue une fiction paranoïaque balisée : au bord d’une faillite dont ils sont les seuls à être au courant, les dirigeants d’une multinationale décident de liquider leur stock d’actions sans valeur, tout en sachant pertinemment que cette opération plongera le monde de la finance dans un trou sans fond. Le récit suit un schéma classique : découverte de l’aberration par un jeune trader plein d’avenir, recherche de solutions, cas de conscience (vite expédié pour certains, plus dur à avaler pour le « vieux-briscard-capitaliste-qui-a-tout-de-même-un-brin-de-cœur » – interprété par Kevin Spacey) et passage à l’action. Entre temps, on aura eu droit à un splendide numéro de cabotinage par Jérémy Irons en Bigboss malfaisant, un petit laïus sur la fascination exercée par l’importance des salaires au sein de la compagnie, et une séquence de suspense assez déplacée sur le thème « Vont-ils réussir à vendre à temps toutes ces actions pourries ? ».
Appuyé par une mise en scène de circonstance, à grands renforts de lumière glaciale et de décors impersonnels, Margin Call cherche désespérément à ménager la chèvre et le chou, en redoublant sans cesse des signes d’inhumanité par des tentatives de réinjecter de l’indignation. Un cirque qui vire souvent à la caricature (le monde de la finance décrit comme une sorte de casino géant, des patrons qui ne comprennent rien aux chiffres mais tout à l’avidité, ce capitalisme qui « existe depuis toujours » et dont « nous sommes les seuls responsables ») sans jamais perdre de vue l’idée de glisser insidieusement de pauvres petites leçons de morale à méditer. Mais Margin Call ne serait que lâchement hypocrite si en plus il ne développait pas une fascination souterraine pour le monde qu’il décrit, en usant de la métaphore de manière franchement douteuse. Ainsi, la bulle financière est représentée par tous ces hommes qui vivent en autarcie dans cette compagnie, sourds à ce que leurs actes prêtent à conséquence sur la vie des autres. Et c’est depuis le haut d’une tour, Olympe inaccessible au commun des mortels, que cette caste de survivants regarde le monde s’effondrer.