Avant de parler d’ADN de Maïwenn, un mot d’abord sur son affiche, qui constitue une sorte de cas d’école : rarement on aura vu une image promotionnelle circonscrire aussi limpidement les contours d’un film et, plus particulièrement, de ce qui en lui pose question. Maïwenn (qui interprète Neige, le personnage principal), photographiée en plongée, se tient au milieu d’une foule de passants, radieuse, adressant un sourire à l’objectif. Qui aura vu le film reconnaîtra le dénouement du récit, où l’héroïne, après une crise familiale et identitaire, vogue vers l’Algérie de ses ancêtres. Tout à la fois affranchie d’une hérédité toxique (une mère écrasante, un père absent et réactionnaire) et revigorée par l’air du territoire de ses origines, elle trouve enfin sa place au sein de la chaîne génétique qui donne son titre au film. Autrement dit, il aura fallu que Neige brise ses chaînes familiales pour renouer avec ses racines, au sein d’une foule d’inconnus où elle se sent parmi les siens. Sauf que l’affiche, comme du reste le film, raconte ceci autant qu’autre chose : au centre, Maïwenn est l’astre rayonnant autour duquel gravitent des figures floues, anonymes et indiscernables. La foule, comme le territoire, s’effacent pour ne faire ressortir qu’un point net : la réalisatrice, la scénariste, l’actrice principale, Maïwenn, la seule et l’unique.
Au centre, souveraine
Il faut, à ce stade, mettre à bas une distinction de façade : Neige est Maïwenn, comme Maïwenn est Neige ; contrairement à ce que laisse supposer le titre du film, ce dernier brosse moins le portrait d’une communauté qu’il ne poursuit l’horizon autofictionnel creusé par la réalisatrice de Polisse. Toujours en entrelaçant drame et comédie pour, selon la formule consacrée, « passer du rire aux larmes », l’autrice met en scène la réunion de trois générations autour d’un mort, le grand-père d’une fratrie divisée dont l’équilibre reposait jusqu’ici sur les épaules de cette figure bienveillante de patriarche. Ce point de départ sert de catalyseur aux mouvements habituels qui sous-tendent le cinéma de Maïwenn, à commencer par l’appétit (on reviendra sur cette notion, plus importante ici que dans ses films précédents) pour les pulsions de la vie. Sans non plus se risquer pleinement à comparer les deux filmographies, il n’est pas tout à fait interdit de discerner dans les films de Maïwenn une actualisation tordue et lissée du « logiciel Pialat », dont elle reprend certains traits (récits d’inspiration autofictionnelle, filmage « à vif », recherche d’une intensité de la situation) qu’elle combine avec des images à la contemporanéité plus marquée. C’est, par exemple, le cas de cette balade en vélo au mitan du film, où Maïwenn et Louis Garrel défilent près de la Seine au ralenti, irradiés de lumière (on dirait, à s’y méprendre, un spot publicitaire), ou encore des séquences plus ouvertement brouillonnes, captées par un téléphone portable. En somme, des images qui, aux deux bouts d’un même spectre (pour faire vite : de la réclame soignée aux photos et vidéos amatrices relayées sur les réseaux sociaux), concourent à une même mise en scène de soi.
Cette manière égocentrique et affectée de filmer peut agacer – Maïwenn-réalisatrice cadre d’ailleurs généralement Maïwenn‑l’actrice au centre du plan, y compris dans les scènes de groupes –, d’autant que son cinéma n’échappe pas à d’autres impasses, notamment dans son ambition de figurer la profusion des sentiments parfois contraires reliant ensemble les personnages. Dans cette perspective, la mise en scène propose, sur un mode certes moins immédiatement visible que dans Mon Roi (dont le montage sinusoïdal participait à faire du film une sorte de grand huit émotionnel), une stratégie d’écriture fondée sur l’oscillation entre des tonalités diverses. Ainsi, une saillie comique fera souvent suite à une scène dramatique, ou un pic de violence à une scène plus douce, pour ménager, de manière parfois mécanique, des ruptures de ton. Le personnage de Louis Garrel est à cet égard tout à fait éloquent, en cela qu’il remplit avant tout une fonction, celle de glisser un trait d’humour pour trouer la matière du drame d’un éclat de rire – généralement celui de Neige/Maïwenn qui, en qualité de scénariste, rit donc de ses propres blagues. Reste que, au-delà de ces travers, le film ménage un intérêt réel dans la manière dont il prend en charge sa grande affaire, du moins en surface : l’hérédité.
L’ombre de Zola
On a souvent qualifié le cinéma de Maïwenn de « naturaliste », épithète que l’on prend avec des pincettes tant il recouvre, dans ses usages au sein de la critique et du champ académique (exemplairement la définition qu’en donne Deleuze), des significations bien distinctes. L’une, bien qu’imprécise, domine toutefois : le naturalisme, qui par essence s’inscrit dans une filiation avec le réalisme, serait son négatif. Dans La Rampe, Serge Daney oppose ainsi le naturalisme au réalisme bazinien : quand le premier est « une technique qui reconduit quelque chose qui lui préexiste : la société en tant qu’elle est déjà une mise en scène », le réalisme, « entreprise courageuse, difficile, impopulaire, […] toujours à gagner », va quant à lui « travailler ce donné, casser cette pré-mise en scène, la rendre visible en tant que telle ». Il est amusant de constater que cette définition du naturalisme, qui n’est pas sans passer par une simplification à des fins rhétoriques (fustiger une approche pour mieux célébrer une autre) a elle-même produit, au fil des années, une version abâtardie : le terme y désigne tout à la fois le champ de la chronique, le vérisme, un filmage à fleur de peau, l’omniprésence d’une caméra à l’épaule et d’une photographie la plus neutre possible. En somme, le naturalisme a mauvaise presse : loin de décrire, dans l’usage général qui en est fait, un mouvement précis ou une approche formelle bien identifiable, il s’emploie péjorativement pour synthétiser des maux divers du cinéma d’auteur. Fustiger le « naturalisme » (ou saluer, a contrario, son refus) est de fait plus ou moins devenu un lieu commun de l’écriture critique – un mot galvaudé, vide de sens à force d’avoir été invoqué à tort ou à raison.
Il est cependant possible de distinguer dans le cinéma de Maïwenn une part bel et bien héritée du naturalisme littéraire. On en revient notamment à la question de l’appétit, centrale au cœur du film, au point de constituer l’un de ses « problèmes ». Chez Zola, dont l’œuvre fait la part belle à des passions et des ambitions dévorantes, « manger » s’impose comme l’un des verbes les plus récurrents (on mange sa rente, son héritage, un commerce, mais aussi une personne). Si le personnage de Maïwenn témoigne, comme on l’a vu, d’un appétit menaçant d’engloutir l’autre, sa crise identitaire se recoupe ici avec une crise alimentaire : n’ingurgitant plus rien, sinon du thé à la menthe, seul lien vital qui la projette mentalement de l’autre côté de la Méditerranée, le personnage souffre d’anémie. Et pour cause : l’appétit vorace de la réalisatrice/actrice, qui ne souhaite autre chose que d’occuper le centre du cadre, est contrarié par des estomacs plus larges que le sien. C’est la scène la plus « violente » du film : Neige, qui est sur le point de lire une lettre à la cérémonie funéraire de son grand-père, est brutalement éjectée du cadre par sa mère (Fanny Ardant), qui lui confisque la parole. Pour recouvrer sa place au centre, Neige/Maïwenn entreprend, là encore, une démarche similaire à celle du romancier naturaliste (dont la méthode se cale sur celui du scientifique), en liant la question de son identité à son bagage génétique : son personnage passe ainsi un test ADN, enquête à proprement parler sur ses racines. La séquence où elle découvre les résultats donne au film son allégorie (découpée en pourcentages, la somme des origines s’apparente à un dosage d’éléments disparates, comme le film lui-même est composé d’émotions hétérogènes) tout en nouant une nouvelle correspondance avec Zola : Neige endosse alors le costume du docteur Pascal, magnifique héros du dernier volet des Rougon-Macquart, qui ambitionne, à l’aide d’un arbre généalogique et de dossiers compilant des notes sur sa prolifique famille, de dresser une histoire ramassée de l’humanité à partir de l’étude d’un groupe.
De la même manière, Maïwenn part en apparence du particulier (une famille réunie pour un enterrement) pour aller au général (la question existentielle des origines), à un détail près, qui change radicalement la donne : l’itinéraire s’affirme, de bout en bout, individuel. Jusqu’au dénouement, les dynamiques qui sous-tendent le récit restent au service du parcours de l’héroïne. Par exemple, le scénario fait coïncider étape par étape la réconciliation entre Neige et sa petite sœur ennemie (Marine Vacth) avec l’acquisition par l’héroïne d’un passeport algérien – la réparation du lien sororal ne servant au fond qu’à redoubler un cheminement personnel. Comme d’habitude, Maïwenn manifeste par endroits une forme de conscience de cette tendance au nombrilisme (cf. cette scène où son frère lui reproche d’être toxique), mais ces pas de côté, qui font là encore partie d’un dosage entretenant artificiellement une complexité, ne pèsent guère face à l’artifice que déploient conjointement le scénario et la mise en scène pour accompagner le personnage/l’actrice/la réalisatrice vers sa rédemption. Il n’est d’ailleurs pas tout à fait anodin que le scénario écarte un à un tous les membres de la famille, ou bute dans sa progression sur des zones d’ombre (où vivent les enfants de Neige ? Que fait-elle dans la vie ?) : le groupe, au même titre que la chaîne ADN qui relie des générations différentes situées aux quatre coins du monde, nourrit le terreau d’un autoportrait emphatique. Là, Maïwenn devient un véritable personnage zolien : une ambitieuse, doublée d’une ogresse.