La Terrasse, sorti en 1980, est le chant du cygne de la comédie à l’italienne : la belle et lugubre complainte d’un cinéma qui fait du désespoir devant les impasses du présent l’ultime prétexte d’un sourire. Ettore Scola et ses deux co-scénaristes Age et Scarpelli signent le scénario brillant d’un film choral qui leur valu à Cannes un prix mérité du scénario et des dialogues. État des lieux d’une société en pleine mutation, pour le meilleur, et surtout pour le pire.
Il y a des terrasses plus « people » que d’autres. Sur celle d’Ettore Scola, les stars ne manquent pas : l’on y croise Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Jean-Louis Trintignant, Marcello Mastroianni ou Serge Reggiani. Et pourtant, l’ambiance de cette soirée mondaine n’est pas vraiment à la fête. Car Mario (Gassman), Amedeo (Tognazzi), Enrico (Trintignant), Luigi (Mastroianni), Sergio (Reggiani) sont tous des variations autour d’une figure, celle de l’intellectuel-bourgeois-quinquagénaire-désabusé, cygnes sans plus d’éclat, entonnant un interminable et complaisant dernier chant. Sur cette terrasse romaine, ces tristes sires du monde de la culture, des médias et de la politique, évoluent, se croisent, se heurtent, s’ignorent, s’évitent et se cherchent dans une sorte de ballet mondain où les susceptibilités s’exaspèrent et les désespoirs s’exacerbent. Ettore Scola compose avec La Terrasse un film choral très bien maîtrisé, revenant à plusieurs reprises au claquement de main de la maîtresse de maison ouvrant les festivités – « Venite, è pronto ! » (« Venez, c’est prêt »), pour suivre chaque fois un nouveau protagoniste. La caméra l’accompagne dans ses déambulations sur cette terrasse, le suit jusque chez lui, dans les manifestations de sa crise, jusqu’à ce que, à la fin du film, tout ce petit monde se retrouve pour une autre soirée mondaine sur cette même terrasse. Ironie de la pointe finale : tous chantent en chœur autour du piano, comme une grande et belle famille. La petite caste de privilégiés dépressifs se replie sur elle-même, sur cette terrasse imperméable aux mutations du monde extérieur. Au milieu d’eux, à peine remarquée et indifférente à leurs cris et à leurs crises, erre une jeune fille de dix-sept ans, Marie Trintignant.
L’auteur de Nous nous sommes tant aimés, d’Affreux, sales et méchants ou d’Une journée particulière signe ici un film amer qui fit grand bruit dans les milieux intellectuels de l’époque. Plus d’un se sentit épinglé, désigné en filigrane sous les travers de tel ou tel personnage. C’est l’heure du bilan en Italie, au tournant des années 1970 – 1980 : qu’en est-il des idéaux révolutionnaires de la gauche italienne ? Où en est la culture italienne ? Ses médias, sa littérature, son cinéma ? Rétrospectivement, il apparaît que bien des espoirs ont été trahis : à l’aube de l’ère berlusconienne, Ettore Scola fait les comptes, dresse un état des lieux des responsabilités. Avec humour, lucidité et compassion. Car il y a certainement un peu de lui, aussi, dans ces personnages. Enrico (Jean-Louis Trintignant) est un scénariste en panne d’inspiration, qui ne trouve rien de mieux que de passer sa machine à écrire sous l’eau froide pour lui rafraîchir les idées ; Amedeo (Ugo Tognazzi) est son producteur, habitué des comédies vulgaires qui finit par accepter, pour résoudre ses problèmes conjugaux, de produire le premier film pseudo-intellectualisant (à base d’éviscération et d’émasculation) d’un jeune loup homosexuel dont sa femme s’est entichée. Sergio (Serge Reggiani), est un fonctionnaire de la RAI, relégué au placard, et résigné aux nouveaux impératifs de la production télévisuelle. Luigi (Marcello Mastroianni) est un journaliste politique dépassé par la réussite socio-professionnelle de son épouse. Et Mario (Vittorio Gassman), député en crise d’un parti communiste en crise, n’intéresse plus que pour sa relation adultère avec Giovanna (Stefania Sandrelli). Tous sont « out » désormais, dépassés par les évolutions politiques, sociétales, économiques, culturelles des dernières années. Leur amertume s’épand en mots d’esprit, qui fusent de toute part sans plus faire mouche, éculés eux aussi. Nietzsche, Wittgenstein, Strindberg, Fassbinder ou Totò deviennent une parade : un spectacle autant qu’une protection, derrière laquelle on se réfugie pour masquer un tenace sentiment d’inutilité. Leur rage n’a pour échappatoire que d’absurdes gestes autodestructeurs, et l’impuissance généralisée de ces mâles autrefois tout-puissants trouve dans leur situation matrimoniale sa plus douloureuse expression.
Les épouses arrivent en retard sur cette terrasse, car elles participaient à un débat télévisé sur une affaire de viol. Toutes ont désormais des responsabilités, acquises envers et contre leurs époux. Fraîches et pimpantes, elles ironisent, se moquent, répondent à leurs bons mots par des pointes acerbes, les trompent, partent tôt le matin et rentrent tard le soir, imposent l’abstinence à leurs maris, passent à la télé. Il n’est pas jusqu’à la vieille mère de Carla qui tombe enceinte, pour la plus grande joie de sa fille : voici l’ancêtre propulsée au rang de parangon de la « démystification des conformismes du système bourgeois » et des « tabous comportementaux ». En un mot, elles sont de « vrais petits hommes », comme le dit avec fiel Sergio Stiller à Carla, quand il la voit sortir du bureau du président de la RAI (Mino Monicelli). Mais la finesse d’observation d’Ettore Scola, et de ses co-scénaristes Agenore Incrocci et Furio Scarpelli, leur permet de ne pas en rester à des constats tranchés et manichéens : les femmes souffrent autant de ces bouleversements. La nostalgie et l’amertume s’insinuent un peu partout, jusqu’au cœur des plus beaux morceaux de comédie. On retiendra tout particulièrement la superbe scène d’incommunicabilité (et de renversement des clichés) entre Mastroianni et Carla Gravina, le premier parlant sentiments, et la seconde, travail.
Au fond, La Terrasse est une question posée au cinéma : où en est-il ? Que peut-il encore ? Et comment ? Le credo d’Amedeo, le producteur de vulgaires comédies, revient tout au long du film comme une rengaine : faire rire, faire rire, faire rire. Au point de rendre fou Enrico le scénariste, incapable de trouver matière à rire dans le monde contemporain. Le temps n’est plus de la comédie à l’italienne, qui savait s’inspirer des drames de la vie quotidienne, pour faire rire et pleurer. La Terrasse en est peut-être le chant du cygne, comédie douce-amère qui regarde son passé cinématographique avec nostalgie et son présent avec ironie. En filigrane derrière les personnages de Mario, Amedeo, ou Luigi, ce sont bien les acteurs Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi ou Marcello Mastroianni qui évoluent sur cette terrasse, eux aussi symboles d’un âge révolu, étoiles dont la lumière n’éclaire plus que par intermittence le cinéma contemporain. Ettore Scola observe avec tristesse tout ce petit monde pathétique, qui s’accroche désespérément à un âge révolu, mais ce petit monde a tout de même plus sa sympathie que les élucubrations pseudo intellectualisantes et sado-maso de L’Apostat. Il n’est peut-être plus possible de ne plus jurer que par Sordi et Manfredi, mais eux au moins étaient de vrais acteurs, et non des « opérateurs récitants », pour reprendre le terme employé avec morgue par le jeune scénariste qui expose à Sergio son projet d’adaptation du Capitaine Fracasse, avec un chœur-séminaire. À l’issue de la projection de L’Apostat, les uns baillent, les autres s’extasient, mais il semble clair que personne n’a rien compris. L’un des spectateurs dit : « Fellini a dû partir avant la fin, mais il a dit : c’est puissant. » L’ironie est évidente, et l’hommage est appuyé, à un cinéaste qui, au tournant des années 1970 – 1980, ne tourne plus qu’avec difficulté, faute de soutien.
Ettore Scola s’amuse sûrement à désamorcer, à travers le personnage d’Enrico le scénariste, le regard critique qui sera fait sur son film, lors d’un dialogue entre un marchand des quatre saisons et la concierge de l’immeuble où habite le scénariste Enrico. Alors que la concierge lui demande d’aller crier plus loin, pour ne pas déranger l’écrivain au travail, le marchand lui demande ce qu’Enrico écrit. La concierge répond : « Une trame sommaire et bâclée, qui tombe souvent dans le maniérisme le plus suranné. » Le marchand poursuit : « Truffé de répliques de seconde main ne cachant pas une substantielle pauvreté d’inspiration. » La concierge reprend : « ne relevant même pas le niveau de notre grise saison cinématographique. Musique d’Armando Trovajoli. » Ettore Scola reprend-il ici une critique existante ou singe-t-il le style critique pour devancer la critique ? L’humour, dans La Terrasse, est douloureux, amer, triste. Celui d’un homme qui parle de son propre milieu, avec lucidité et compassion.
Vers la fin du film, quelqu’un évoque un passage de l’essai de Pirandello sur l’humorisme : celui sur la vieille femme fardée comme une jeune fille. L’allusion est brève, faite en passant, appelant la connivence du spectateur et supposant sa connaissance du texte. Nul besoin d’être familier de Pirandello pour jouir du film, mais le texte éclaire le sentiment qui est le nôtre à l’issue de la projection. Voici le texte :
Je vois une vieille dame aux cheveux teints, tout huileux on ne sait de quelle pommade, ridiculement fardée et attifée d’oripeaux de jeune fille. Je me mets à rire. Je constate que cette vieille dame est le contraire de ce qu’une femme âgée respectable devrait être. Je puis ainsi, à première vue et superficiellement, m’en tenir à cette impression comique. Le comique est précisément une constatation du contraire. Mais si la réflexion vient alors qui me suggère que cette vieille dame n’éprouve peut-être aucun plaisir à se parer de cette manière, comme un perroquet, mais qu’elle en souffre peut-être et ne le fait que parce qu’elle vit dans la pitoyable illusion qu’ainsi parée, cachant ses rides et ses cheveux blancs, elle réussira à se conserver l’amour d’un mari beaucoup plus jeune qu’elle, voilà que je ne puis plus en rire comme auparavant parce que la réflexion justement, se manifestant en moi, m’a fait aller au-delà de ma première constatation ou plutôt plus au fond : de cette première constatation du contraire, elle m’a fait passer au sentiment du contraire. Là réside la différence entre comique et humoristique.
L’attitude de cette vieille, c’est sans nul doute l’attitude de tous ces intellectuels quinquagénaires, derrière lesquels on voit aussi, en filigrane, les acteurs eux-mêmes, et Ettore Scola. En voyant le film, la réflexion nous vient qu’Ettore Scola se pare une dernière fois du maquillage de la comédie à l’italienne, bien conscient pourtant que le cinéma italien n’est pas encore prêt à renaître de ses cendres encore chaudes.