« Qu’est-ce que le public sait de l’amour ? » auraient été les dernières paroles prononcées avant son exécution par Raymond Fernandez, assassin d’une dizaine de femmes avec l’aide de sa maîtresse. Ce fait divers brutal, déjà adapté en 1970 sous le titre Les Tueurs de la lune de miel (Honeymoon Killers) sert de canevas à Alleluia, le nouveau long-métrage de Fabrice du Welz. Connu pour son travail jusqu’auboutiste (l’éprouvant Calvaire ou l’ovniesque Vinyan), le réalisateur belge démontre une fois encore qu’il aime les titres courts et les histoires percutantes. Alleluia s’insère-t-il lui aussi dans cette profession de foi cinématographique à la lisière du genre et de l’expérimental ?
Gloria (Lola Dueñas), mère de famille célibataire enfermée dans un quotidien morose, s’inscrit, sous la pression d’une amie, sur un site de rencontres. Elle entre en contact avec Michel (Laurent Lucas), un bel homme qui l’invite à un rendez-vous galant. Leur tête-à-tête tourne à la passion amoureuse et Michel s’installe rapidement chez la jeune femme. Mais le bellâtre n’est qu’un arnaqueur de femmes désespérées. Une fois épongées les économies de sa maîtresse, il se fait la belle et passe à une autre proie. Éperdument éprise, Gloria le retrouve et abandonne tout pour le suivre dans ses escroqueries. Maladivement jalouse, elle ne tarde pas à s’attaquer brutalement aux conquêtes de Michel, transformant un simple stratagème d’enrichissement en jeu morbide.
La filmographie de Du Welz a beau diviser le public (et la critique), elle a pour elle une cohérence sans faille. Obsédé par le corps, qu’il soit brutalisé (Calvaire) ou sublimé (Vinyan), le cinéaste ne change pas son fusil d’épaule avec Alleluia. Il y est question d’attirance irrépressible, de chairs qui s’étreignent, de désirs et de plaisirs physiques que la violence infligée aux corps étrangers (les proies de Michel) ne fait qu’accroître. Bien qu’il ne cherche aucunement à porter un regard moral sur ses personnages ou à éclairer leurs actes, Du Welz donne à voir leurs pulsions et leurs névroses par l’entremise de gros plans qui, s’ils ne sondent pas les âmes, ausculte et triture la chair. Cette exploration épidermique qui explose lors d’une scène de danse macabre hypnotique exprime plus qu’elle n’explique. Fort de ce parti-pris sensoriel, en parfaite adéquation avec le travail sonore et la musique, Alleluia se refuse à toute rationalité pour mieux tenter de circonscrire les symptômes de la folie passionnelle. Si violence il y a, elle n’écrase pas, comme dans Calvaire, toute autre finalité que la brutalisation du public. Au contraire, le cheminement des personnages et l’accomplissement de leur destin se nourrissent de leur sauvagerie. Sans en justifier l’usage, le film légitime scénaristiquement sa présence, preuve d’une maturité de Du Welz qui s’écarte ainsi de la vulgaire classification de torture porn pour interroger intelligemment la représentation de la violence.
Mais à trop vouloir se dégager d’une narration un tant soit peu élaborée, le film vacille parfois dans la gratuité visuelle (voire dans un baroque de mauvais goût), délaissant ses antihéros fascinants pour se vautrer dans la simple contemplation de leur naufrage. Ce penchant est d’autant plus dommage qu’il évince l’une des idées fortes du long métrage, à savoir le rôle joué par Gloria. Car la jeune femme, timide et maladroite, transfigurée par la découverte d’une sexualité jusqu’alors inconnue, prend les rênes du couple. À la différence du fait divers original, Michel subit les stases sanglantes de sa compagne, victime consentante de crimes qu’il ne commet pas. Ce basculement du pouvoir inattendu, de l’homme vu comme un prédateur qui tombe progressivement sous la coupe d’une femme présentée initialement comme inoffensive, ouvrait un champ d’investigation prodigieux qui malheureusement reste lettre morte. En l’état, Alleluia demeure une proposition singulière et parfois fascinante, un film à la sensualité perverse à qui il ne manquait pas grand-chose pour côtoyer les chefs d’œuvre plastiques que sont Sombre ou Under the Skin.