Deux ans après Inferno, Argento change radicalement de cap et quitte le baroque vénéneux de la Trilogie des Enfers – l’échec commercial d’Inferno n’y étant sans doute pas étranger – pour installer le giallo dans les années 1980. Exit donc l’esthétique de la décennie précédente : place à la froideur métallique, à la mécanique clinique. Peut-être le réalisateur a‑t-il trop bien su traduire l’âme de son époque : aujourd’hui dépassé et à la limite du ringard, Ténèbres n’a pas bien vécu les ravages du temps.
Peter Neal est un auteur à succès, créateur d’une longue série de polars très populaires. À son arrivée en Italie, pour la promotion de son dernier livre, une série de crimes inspirés de celui-ci touche la ville, sans rime ni raison. Reste à la police à découvrir le coupable avant qu’il ne fasse d’autres victimes… Étrange objet bâtard que ce Ténèbres : Dario Argento semble avoir voulu mettre derrière lui à la fois les frasques grandiloquentes de Suspiria et Inferno, autant que le baroque inhérent à ses premiers gialli : l’Oiseau au plumage de cristal, le Chat à neuf queues… Ce nouveau film semble vouloir prendre le virage de la rigueur narrative, s’intéresser aux aspects psychologiques de son intrigue : en deux mots, créer un giallo avec l’esprit d’un profiler, pénétrer dans l’esprit du tueur. En cela, Ténèbres est pourvu d’inventivité, et d’une certaine audace. Malheureusement, les intentions ne font pas tout.
Dans le documentaire d’une demi-heure proposé en bonus, Dario Argento confie son amour pour Ténèbres, un film dont il apprécie les intentions avant de voir l’exécution. Las ! Autant les deux autres films de cette sortie DVD consacrée au réalisateur concerne des films ayant su à la fois parler de leur époque et s’en extraire (Suspiria et Inferno), autant Ténèbres porte les stigmates de son appartenance aux années 1980. Truffé de bonnes idées – l’approche « profiler » de l’assassin, mais également une science de la mise en scène des décors, du travail des lignes de structure, d’une peinture d’une Rome fantomatique… – le film marque cependant par la gratuité extrême de certains aspects. Ainsi, deux femmes, futures victimes, sont montrées comme lesbiennes en couple dans une scène qui semble tout devoir à un porno complaisant et caricatural, tandis que les thèmes récurrents du giallo – l’omniprésence d’armes blanches de toutes sortes, notamment ; les références hélas hors de propos à Sir Arthur Conan Doyle – tournent à la caricature dans la dernière partie du film.
Après le foisonnement chaotique et baroque de la trilogie des enfers, Argento semble vouloir, avec Ténèbres, revenir à son genre de prédilection – et donne l’image d’un auteur peut-être un peu dépassé par l’aspect commercial de son cinéma, et ne parvenant pas à dépêtrer de bonnes idées de cinéma des impératifs commerciaux de l’époque. Aussi froid et clinique que ses deux prédécesseurs sont dans l’outrance visuelle, Ténèbres témoigne donc d’un savoir-faire indéniable, mais auquel, peut-être, manquent la passion et la folie qui semblaient animer jusque-là le cinéaste.