Alors que le film était présenté en Séance Spéciale lors du dernier Festival de Cannes, Amnesia était passé inaperçu malgré la stature de son réalisateur. Outre ses activités de producteur au sein des Films du Losange qu’il a fondé à l’âge de 22 ans – on lui doit la production de certains films de Werner Schroeter, Éric Rohmer ou encore Jacques Rivette, Barbet Schroeder a bâti une filmographie impressionnante et hétéroclite depuis 1969 et son premier film More, plongée hallucinante dans l’univers de la drogue – film qui ressort par ailleurs en salles ces jours-ci. Il aura touché à tous les genres et tous les univers avec un certain brio, passant en 45 ans de carrière du documentaire (Général Idi Amin Dada : Autoportrait en 1974, Koko, le gorille qui parle en 1978, ou L’Avocat de la terreur en 2007) au thriller américain (JF partagerait appartement en 1992, Kiss of Death en 1995, ou Calculs meurtriers en 2002), de l’adaptation littéraire (Barfly en 1987, Le Mystère Von Bülow en 1990 ou Inju : la Bête dans l’ombre en 2008) à la série télé (réalisation de l’épisode 12 de la saison 3 de Mad Men), sans oublier son sublime Maîtresse en 1975, où il explorait avec une perversité inégalée le milieu sado-masochiste avec Bulle Ogier et Gérard Depardieu. Étonnement donc de voir ainsi passer sous silence Amnesia, poursuite d’une œuvre par ailleurs insaisissable mais faisant preuve d’un goût de l’aventure cinématographique de la part d’un réalisateur qui ne se sera jamais cantonné à un seul registre et n’aimant rien moins que le risque.
Naufrage
Cependant, il est vrai qu’à la vision de ce dernier opus, on reste pour le moins circonspect – pour ne dire embarrassé – devant le naufrage en règle qu’est le film tant celui-ci s’échoue irrémédiablement sur les rives de son décor insulaire. Schroeder opère avec Amnesia un retour géographique à la case départ puisqu’il revient à Ibiza, lieu des excès de More et origine sans doute du premier désir du cinéaste. C’est aussi sur cette île que réside désormais sa mère – anecdote révélatrice du rapport personnel de Schroeder à sa nouvelle œuvre puisqu’il y met en scène une dame d’un certain âge, Martha, qui, pour échapper à une solitude accablante, se lie d’amitié avec Jo, jeune Allemand féru de musique électronique qui vient fraîchement de débarquer sur ce coin de paradis perdu. Brouillage donc de l’autobiographie et de l’intime : on n’en attendait pas moins de la part de Schroeder qui a toujours plaidé pour un cinéma débarrassé des petites familiarités exaspérantes et obscènes qu’il peut engendrer. Hélas, son choix de ne pas céder aux sirènes du chantage émotionnel maternel n’empêche pas un manque de recul flagrant devant la naïveté affligeante de son récit. La rencontre et l’amourette platonique entre nos deux protagonistes ne cesseront jamais de provoquer une distance gênée, tant ce qui se déroule sur l’écran fait preuve d’une préciosité malvenue car périmée, comme surgie d’un autre temps.
Or cet aspect démodé qui aurait pu donner du charme à l’entreprise de Schroeder échoue invariablement à créer une dynamique pertinente. Si le pari du cinéaste de faire le récit d’une histoire d’amour se développant hors sexualité mais grâce à une succession de non-dits, entre deux personnages dont le lien est purement spirituel est éminemment louable, il utilise des antagonismes si éhontés entre Martha et Joe qu’on ne peut souscrire à sa tentative. Il faut voir ainsi s’opposer la vieillesse et la jeunesse autour de clichés qui ne mènent qu’à un ridicule des situations – et des dialogues – totalement symptomatique de l’échec du film : la raison versus passion, la musique classique versus l’électro… Symboles bien lourds que le film tente évidemment de rassembler mais d’une manière si laborieuse (du violoncelle en boîte de nuit !) qu’on aurait sans doute préféré que notre couple ne se rencontre jamais. Déception donc devant la façon dont Schroeder mène son récit amoureux mais le pire reste à venir : la relation platonique entre Martha et Jo va laisser la place au refoulé de la tragédie allemande, avec notamment l’arrivée, lors d’une scène de repas totalement risible, de l’impayable Bruno Ganz qui semble traîner avec lui toute la douleur de la Seconde Guerre mondiale, et qui ne manque pas de nous le faire savoir, râles et pleurs compris. Encore une fois, on ne peut pas douter de la sincérité de la démarche de Schroeder mais on ne peut que reconnaître l’inanité de ses ressorts scénaristiques qui tentent de nous convaincre du traumatisme que représente l’usage de la langue allemande pour Martha – car celle-ci avait en effet, depuis le début, caché ses origines à son jeune éphèbe. Amnesia dilapide ainsi en quelques scènes le peu de mystère qu’il avait pu réussir à distiller sur la longueur, au profit malheureux d’une psychologie à outrance du comportement de ses protagonistes et d’une métaphore pour le moins éculée sur la réunification de l’Allemagne face à ses démons du XXième siècle. Même la mise en scène de Barbet Schroeder, la photographie de Luciano Tovoli et le montage de Nelly Quettier ne sauvent pas Amnesia du franc embarras qu’il suscite. Le mieux est sans doute d’oublier au plus vite ce naufrage regretté mais total.