Le 23e festival Théâtre au cinéma de Bobigny rendait hommage en mars dernier à Barbet Schroeder, cinéaste aux mille visages dont la filmographie résiste à toute catégorie. À travers une rétrospective en forme de portraits croisés, l’œuvre de ce réalisateur apatride et iconoclaste rencontrait celle de sa muse et partenaire Bulle Ogier, mais aussi celle, adaptée au cinéma, de l’un de ses héros en littérature, Charles Bukowski. Le catalogue monographique publié à cette occasion offre une belle opportunité de s’aventurer à nouveau dans une filmographie hors normes.
Si Barbet Schroeder a si rarement fait l’objet d’une rétrospective intégrale, c’est que sa carrière protéiforme et cosmopolite se prête difficilement à un tel exercice. Français d’origine suisse – par son père, géologue – et allemande – une mère médecin, il naît à Téhéran, passe son enfance à Medellin en Colombie, trouve à Paris une famille de cinéma en fréquentant les « jeunes turcs » des Cahiers du cinéma, fait l’acteur pour Rohmer (dans le premier des six Contes moraux, La Boulangère de Monceau, 1962), Godard (Les Carabiniers, 1962), Rouch (l’épisode Gare du Nord dans Paris vu par…, 1965) ou Rivette (Céline et Julie vont en bateau, 1974)… Moins convaincu que ses comparses par la politique des auteurs, il place avant tout autre considération l’indépendance de production comme garantie de la liberté du cinéaste et fonde avec son ami Éric Rohmer la société des Films du Losange en 1962. Il produira les films de Rohmer, Pollet, Rivette, mais aussi Schroeter (Flocons d’or) et Fassbinder (Roulette chinoise).
Sonder l’œuvre de Barbet Schroeder relève presque de la géologie paternelle : les couches successives qui s’y révèlent sédimentent une histoire des techniques de tournage (c’est un incorrigible expérimentateur) en même temps qu’un aperçu (géo)politique du monde – des portraits documentaires d’Idi Amin Dada et Jacques Vergès à la fiction de l’affaire von Bülow directement nourrie des tribulations judiciaires qui déchirent l’Amérique entre 1982 et 1985. Nulle coïncidence pourtant dans l’apparente hétérogénéité des thèmes qui composent une filmographie singulière : cinéaste autodidacte, Barbet Schroeder a creusé au fil des années une réflexion sur le rapport du cinéma au réel et à l’éthique nourrie d’un profond scepticisme à l’égard des valeurs morales de ses contemporains. En brouillant sans cesse les frontières entre documentaire et fiction, il s’est aussi attaché à mettre au jour la relativité de nos points de repère et de nos codes moraux. Une démarche à la fois formelle et philosophique qui lui a parfois valu les foudres, sinon l’incompréhension du public, habitué à un manichéisme plus respectueux de sa bonne conscience.
Producteur-phare de la Nouvelle Vague, Barbet Schroeder cinéaste ne s’est jamais réclamé d’aucun courant : ni de ses pairs Rohmer, Rivette ou Godard, ni du classicisme hollywoodien qu’il cite volontiers comme une école de sa cinéphilie, ni même du cinéma direct dont il découvre les méthodes de réalisation dans les années 1960. Son cosmopolitisme n’est pas seulement un parcours biographique (il a filmé en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud, aux États-Unis et au Japon), mais également une méthode de travail : il a longtemps tourné avec le chef opérateur cubain Néstor Almendros, rencontré sur le tournage de La Collectionneuse de Rohmer, avant de travailler avec l’Italien Luciano Tovoli (directeur de la photographie de Ferreri et d’Argento). Nicholas Kazan, le fils d’Elia, a été le scénariste du Mystère von Bulow, et pour Inju, la bête dans l’ombre, Schroeder a réuni une équipe entièrement japonaise, à l’exception de Luciano Tovoli à l’image et Jean-Paul Mugel au son.
Au panthéon personnel de Barbet Schroeder, un même éclectisme réunirait côte à côte Fritz Lang, Nicholas Ray, Samuel Fuller, Otto Preminger côté américain, et Éric Rohmer et Jean Rouch côté français. Sans compter les écrivains qui tiennent dans son œuvre une place tout aussi déterminante que ses maîtres en cinéma : Jack Kerouac et la « Beat generation », influences-clef des paradis artificiels de More (1969) et La Vallée (1971), le Colombien Fernando Vallejo dont il adapte La Vierge des tueurs en 2000, et bien sûr Charles Bukowski. Rarement la personnalité cynique et rugueuse de l’écrivain aura été amadouée comme elle l’est à travers le double portrait qu’en fait Barbet Schroeder dans Barfly (1987), fiction scénarisée par Bukowski lui-même, et les Charles Bukowski’s Tapes (1982), conversations à bâtons rompus filmées dans l’intimité de la maison de Bukowski à Los Angeles. Bloody Hank, dont le verbe gagne en poésie et en précision avec l’alcool, au point que ses soliloques acérés prennent la forme de haïkus que Schroeder montera en programmes courts d’une dizaine de minutes diffusés sur FR3 dans les années 1980 et invisibles depuis.
Le partage impossible de la fiction et du documentaire
À l’image des Bukowski’s Tapes réalisées tandis qu’il cherchait le financement de Barfly, les travaux documentaires et les fictions de Barbet Schroeder sont si indissociablement liés qu’ils ne peuvent constituer deux régimes antagonistes. Il n’est pas rare que le cinéaste tourne au moment des repérages un ou plusieurs documentaires qui trouveront un écho plus ou moins direct dans le montage final de son film de fiction. De Rouch, avec qui il a tourné en 1965 Paris vu par…, il a retenu une relation au réel guidée par l’écriture de fiction et une imprégnation du cinéma par la littérature et la poésie (dont témoigne, chez Rouch, l’utilisation de la voix-off). Parti repérer les lieux de tournage de La Vallée (1971) en Nouvelle-Guinée avec Néstor Almendros et Bulle Ogier, Barbet Schroeder réalise trois courts-métrages sur les rituels des Papous (Sing Sing, Maquillage et Le Cochon aux patates douces), rituels qu’il intégrera par la suite dans le découpage du film. La fiction se nourrit ainsi systématiquement d’une approche documentaire, au stade de l’écriture comme au niveau de l’image : tournée en Techniscope, un format proche du 16 mm, elle est granuleuse et rappelle les documentaires ethnographiques.
Loin d’une étude anthropologique, le film confronte sans ethnocentrisme ni idéalisme deux cultures : celle des Papous et celle de jeunes Européens en quête d’une innocence perdue. Dans ce face à face, ces derniers apparaissent comme les imitateurs pathétiques d’une culture qu’ils ne comprennent pas. La Vallée aurait pu être un film contemplatif, un long trip nourri de la musique acide des Pink Floyd, mais Barbet Schroeder est bien trop inquiet et trop préoccupé par la marche du monde pour souscrire à une vision édénique des contrées vierges de Nouvelle Guinée. Le personnage interprété par Michael Gothard cite Heinrich von Kleist en découvrant que même les hommes qu’ils croyaient préservés de toute influence ne forment pas une communauté utopique. Déclaration sans appel du scepticisme de Barbet Schroeder, La Vallée est un voyage en utopie sous les auspices de Kerouac qui démythifie les idéaux d’une génération hippie portée sur l’épanouissement personnel plus que sur l’invention de modèles sociaux alternatifs.
Même ambiguïté du documentaire dans Koko, le gorille qui parle (1978), d’abord conçu comme une fiction. Schroeder dut renoncer à son projet initial face aux prétentions de l’éducatrice du gorille, qui réclamait pour son animal-star un cachet équivalent à celui d’un Jack Nicholson. On compterait sans fin ces animaux humains trop humains du cinéma (américain pour l’essentiel), qui, de Lassie jusqu’à Cheval de guerre en passant par Croc-Blanc s’affirment comme les meilleurs amis de l’homme. La forme documentaire, tirée des préparatifs de tournage pour habituer l’animal à la caméra, confère au film une toute autre puissance critique : entre le phénomène scientifique et la bête de foire, entre National Geographic et Walt Disney, Koko tient de la parodie darwiniste du Grizzly Man de Werner Herzog. Si Koko, le gorille qui parle aurait du être une fiction, Tricheurs (1984) aurait pu être un documentaire. L’auteur du scénario en était d’ailleurs le véritable héros, Steve Baës. Non sans ironie, Schroeder lui confia le rôle du directeur de casino dans le film. Quant à Amin Dada, héros d’un film qui se présente ingénieusement comme un exercice d’auto-plébiscite – le titre, explicite, exclut le réalisateur de toute intention de mise en scène : Général Idi Amin Dada : autoportrait – il est crédité en tant que scénariste du film. Tourné à l’origine pour la télévision, dans le cadre d’une série de portraits de chefs d’État, Amin Dada devient pour le cinéaste le lieu d’une expérimentation.
Dans chacun de ses documentaires, Barbet Schroeder évitera toujours le piège d’une fausse objectivité ou d’une trop grande subjectivité en recourant à des procédés propres à la fiction : L’Avocat de la terreur est monté comme un film à suspense, un thriller géopolitique. Jacques Vergès y campe un héros de film noir. À travers le portrait tout en nuances qu’il fait de cette éminence grise des cours d’assise, mercenaire des causes perdues, Schroeder raconte aussi le désenchantement d’un monde et la fin des utopies au profit d’un pragmatisme de bon aloi, voué à l’esprit du capitalisme et au terrorisme de masse. Vergès, cet « esthète pervers et décadent » comme le décrit si bien Schroeder, se livre à toutes ses facéties de prestidigitateur, dignes d’un héros d’Alexandre Dumas. Le cinéaste ne commet jamais l’erreur de faire un film à charge contre son personnage, mais lui laisse tout loisir de se livrer à la caméra et de préserver les zones d’ombres de sa vie aventureuse. Il récuse les effets de mise en scène et plaide pour le plus grand naturalisme : en 2000, il tourne La Vierge des tueurs en numérique dans les rues de Medellin et cherche à obtenir avec la haute définition la plus grande profondeur de champ, comme si la ville en arrière-plan devait sans cesse rappeler les personnages à sa réalité. Pour se prémunir contre les récriminations des autorités colombiennes, il a d’ailleurs prévu un faux scénario, film parallèle politiquement correct.
C’est aussi sur le tournage de La Vierge des tueurs qu’il prend l’habitude de filmer à plusieurs caméras, laissant toute latitude aux acteurs de développer leur jeu. On aurait bien du mal à définir un « style » Barbet Schroeder, tant les contraintes de productions réinventent ses pratiques de tournage et de montage au fil de son œuvre. Toutefois l’un de ses plus grands talents de metteur en scène relève de sa conscience aiguë de la direction d’acteurs. Ses fictions témoignent de sa capacité à dénicher et confirmer de nouveaux talents : Depardieu dans Maîtresse en 1975 – un an à peine après Les Valseuses – ou Ryan Gosling dans Calculs meurtriers (2002). Quant aux acteurs confirmés, il les bouscule dans des rôles où on ne les attend pas : Bulle Ogier, icône post-soixante-huitarde des Idoles avec Marc’O ou de L’Amour fou avec Jean-Pierre Kalfon, incarne une bourgeoise coincée dans La Vallée. Mimsy Farmer, habituée des séries Z, campe une toxico mélancolique dans More. Et Jeremy Irons fait preuve d’un sang-froid tout aristocratique dans Le Mystère von Bulow qui lui vaut l’Oscar du meilleur acteur en 1990. Acteur, Barbet Schroeder s’est volontiers prêté à toutes sortes de facéties et de comédies, depuis La Boulangère de Monceau en 1962 jusqu’au Flic de Beverly Hills 3 de John Landis en 1994 ou à Mars Attacks ! de Tim Burton en 1996. Nul doute pourtant que les personnages de ses propres films revêtent pour lui un caractère autrement plus dramatique : chacun lui offre la possibilité de creuser l’ambiguïté morale qui travaille l’ensemble de son œuvre.
Généalogie de la morale
S’il est une pensée philosophique à laquelle la filmographie de Barbet Schroeder renvoie sans cesse, c’est probablement celle de Nietzsche et la fin des grands mythes chrétiens. Le cinéma de Barbet Schroeder fait preuve d’un profond scepticisme en ne cessant jamais d’interroger la validité de nos catégories morales. Sa parenté avec Fritz Lang est assumée, sinon revendiquée, et nombre de ses films pourraient être des adaptations de ceux de son homologue allemand : Le Mystère von Bulow retrouve les ambiances de foules criminelles de M le Maudit et Fury, tandis que L’Enjeu avec la figure de l’enfant innocent plongé dans un monde hors-la-loi fait écho aux Contrebandiers de Moonfleet et à Règlement de comptes (où un policier transgresse les lois qu’il est censé protéger). Chez Lang comme chez Schroeder, la morale de l’histoire appartient aux vainqueurs.
Dès son premier film, More, portrait d’une jeunesse dans les limbes de la drogue et de la mauvaise conscience européenne au sortir de la guerre, Stefan (Klaus Grünberg), jeune Allemand débarquant à Paris avec toute l’insouciance de son âge, se laisse entraîner dans une longue agonie sous les riffs acides des Pink Floyd et la torpeur mortifère d’Ibiza. Figure du cinéaste, Stefan est bien moins une victime de la drogue – Schroeder se défendra d’avoir voulu faire un film moralisateur – qu’un jeune Werther dont le romantisme noir ne résistera pas au pragmatisme des temps nouveaux (celui-là même qu’incarne Wolf, l’officier nazi reconverti en trafiquant de drogue). De More à Inju en passant par Le Mystère von Bulow, le cinéma de Barbet Schroeder aborde sous tous les angles cette incertitude morale des personnages. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il faut appréhender la réitération des figures du double et de la répétition dans son œuvre. Complice ou rival, le double est une autre possibilité de soi-même. Tueur sans états d’âme dans L’Enjeu (1998), Peter McCabe (Michael Keaton) prouve à l’officier de police Frank Conner (Andy Garcia) qu’ils ont plus en commun que celui-ci ne le croit, et ce, bien qu’ils ne se trouvent pas du même côté de la loi. Avocat tout entier voué à la cause de son client, Alan Dershowitz (Ron Silver) laisse de côté ses opinions pour soutenir celles de son client, le puissant et distant Claus von Bülow (Jeremy Irons).
Dans J.F. partagerait appartement (1992) avec Bridget Fonda et Jennifer Jason Leigh, Barbet Schroeder poursuit un travail sur le cinéma de genre entamé avec Le Mystère von Bulow (film de procès). Il s’attaque cette fois au thriller psychologique, un genre où son sens de la mise en scène et de la direction d’acteurs vont faire des miracles, comme plus tard dans L’Enjeu ou Calculs meurtriers. Vaguement inspiré par Liaison fatale (Adrian Lyne, 1987), J.F. ressemble plutôt à un remake américain de Persona de Bergman. Ce huis clos psychologique dans le décor reconstitué du célèbre immeuble Ansonia de Manhattan théorise pratiquement l’ambivalence du double dans le cinéma de Barbet Schroeder : alter ego désirable en même temps qu’ennemi intime. Au cours de sa période américaine, le réalisateur multiplie ainsi les hommages au cinéma de genre, en choisissant par exemple de refaire Le Carrefour de la mort d’Henry Hathaway (Kiss of Death, 1947), un film dont il méprise le conformisme politique et le ton délateur en écho à une époque en proie au maccarthysme. Dans sa version, aidé de Richard Price au scénario, il déplace l’action dans le Queens et retient le personnage d’Udo (hallucinant Richard Widmark dans l’original), matrice du tueur psychopathe, qu’il transforme en un monstre bodybuildé au QI de moule. Nicolas Cage, colosse aux pieds d’argile, campe ce caïd en jogging, un Little Junior Brown essoufflé par son asthme et qui oppose au sourire carnassier de Widmark la moue de l’enfant boudeur.
Le film de genre ne se résume pas à un exercice de style pour Barbet Schroeder, mais donne lieu à l’exploration et au retournement de ses stéréotypes. Là aussi, la figure du double prend valeur d’incertitude et ne permet pas de départager les héros des méchants : le pénitent Jimmy Kilmartin (David Caruso) versus l’enfant terrible Little Junior Brow (Nicolas Cage) dans Kiss of Death (1995) ; le couple déchiré par un fils criminel, l’un se pliant à la loi des hommes (Meryl Streep) et l’autre à celle de son sang (Liam Neeson) dans Before and After (1996), le policier prêt à tous les compromis pour sauver son fils et le psychopathe sympathique de L’Enjeu… Morale indécidable de ces imbroglios éthiques : « We don’t know who to root for » résume Barbet Schroeder, citant un journaliste resté perplexe après une projection de Before and After. Dans ce film qui revendique ouvertement sa parenté avec Derrière le miroir (Bigger Than Life, 1956) de Nicholas Ray – un autre des réalisateurs préférés de Schroeder, ce ne sont pas des monstres qui captent l’attention du cinéaste, mais les représentants les plus typiques de l’Amérique, une famille sans histoire dont l’unité est à jamais détruite par l’épreuve qu’ils traversent. En s’attaquant au noyau sacré de l’Amérique, la famille nucléaire, Barbet Schroeder rencontra la perplexité du public, qui ne sut pas quel parti prendre dans cet indémêlable dilemme moral.
Alter ego et hors-je
On comprend mieux alors la dimension de jeu dans ces films aux intrigues apparemment si différentes. La vérité est affaire de tactique : Claus von Bülow agit comme si son procès était un jeu de dupes, alors qu’Ariane (Bulle Ogier) se joue des mascarades et des règles de bienséance dans ce carnaval sadien qu’est Maîtresse. Les nantis y échangent leur position dominante contre celle de l’esclave. Pulsion de mort et libido se mêlent dans ces ébats qui trouvent chez Bertolucci (Le Dernier Tango à Paris, 1972), Ferreri (La Grande Bouffe, 1973) ou Ôshima (L’Empire des sens, 1976) autant d’échos. Mais Maîtresse est aussi une satire du pouvoir que Schroeder traque jusque dans la sexualité policée de ses contemporains, dans une entreprise quasi foucaldienne. À l’image des deux appartements d’Ariane, le monde a toujours chez Schroeder un endroit et un envers, et les maîtres du jeu circulent de l’un à l’autre : « je suis là pour mettre en scène » explique Ariane à son amant Olivier (Gérard Depardieu).
Le joueur relance la mise au-delà du bon sens et triche sans vergogne, au risque d’y laisser sa peau. Il manque sans doute à Tricheurs la mélancolie de La Baie des anges de Demy avec Jeanne Moreau (1963), comme le notait Serge Daney en 1984 lors de la sortie du film, mais c’est peut-être moins la condition misérable du joueur incontinent que sa façon de se prêter à un jeu perpétuel avec les limites qui intéresse Barbet Schroeder dans ce portrait fictionnel de son ami Steve Baës. Bien plus qu’une forme de duplicité, le jeu est une métaphore du pouvoir. Il y a quelque chose des Maîtres fous de Rouch dans cet autoportrait d’Amin Dada en forme de caricature d’un dictateur qui parodie les prétentions impériales des anciens colons. Le général est une espèce d’enfant-roi, dont les caprices coûtent parfois la vie à ses ministres. Ces jeux d’enfants sanguinaires allégorisent la mécanique du pouvoir : comment ne pas voir, dans la pantomime tyrannique d’Amin Dada, un père Ubu ougandais ?
S’il cite volontiers Lang ou Fuller comme des maîtres à penser, c’est que Schroeder est fasciné par les personnages hors-norme. Interrogé sur son film américain préféré pour le cinquantenaire du Festival de Locarno en 1997, il convoque sans hésiter La Maison de bambou de Fuller (1955) en expliquant : « De manière typiquement fullerienne, tous les personnages sont des parias. Il est même parfois difficile de dire qui est le héros et qui est le méchant (…). Il n’existe aucune certitude morale. » Une analyse qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à ses propres films. La filmographie de Barbet Schroeder se présente comme un cabinet des curiosités, entre le bestiaire politique et la petite boutique des horreurs. De Koko, le gorille qui parle à L’Avocat de la terreur, du général Amin Dada aux cartels de Medellin, des hippies allumés de La Vallée aux publicitaires sans scrupule de Mad Men, Barbet Schroeder aime les monstres et les parias, ceux que leur conscience ne tourmente pas trop ou qu’elle ne laisse au contraire jamais en paix. Ses projets avortés peuvent en témoigner : parmi les sujets qu’il n’aura pu traiter, la Gestapo française, la dictature des Khmers rouges, Jacques Mesrine – figure d’ambivalence qui manque à son freaks show… Il renoncera à ce dernier projet, trop coûteux, au profit d’un autre Jacques, Vergès, tout aussi trouble. À l’instar d’Ariane, le personnage interprété par Bulle Ogier dans Maîtresse, Barbet Schroeder aime à torturer la conscience de son spectateur : difficile d’établir le partage du bien et du mal dans ses films tant les partisans de la justice recourent à des procédés fallacieux et illégaux pour parvenir à leur but alors que les escrocs méritent la sympathie du public. Les fins de L’Enjeu et du Mystère von Bulow, pirouettes au nez et à la barbe du spectateur, jouent de cette relativité morale : Jeremy Irons, sourire sardonique, demande une dose d’insuline à la pharmacie. Incrédulité de la vendeuse, hilarité du spectateur.
Plutôt que de tendre au spectateur un miroir, c’est sa propre conscience que Barbet Schroeder semble interroger à travers ces portraits en nuances de gris. En un sens, tous ces monstres de cinéma sont d’abord des alter ego du réalisateur, à commencer par Bukowski, en qui il trouve une âme-sœur (c’est pour le rencontrer qu’il décide de s’installer aux États-Unis). Au début des années 1980, celui-ci est à la fois un prodige littéraire qui honnit la célébrité et un misanthrope aux manières d’ivrogne. L’œuvre littéraire de Bukowski a souvent donné lieu à des adaptations prodigieuses, comme les Contes de la folie ordinaire de Marco Ferreri (1981), le méconnu Crazy Love (L’amour est un chien de l’enfer, 1987) du Belge Dominique Deruddere, Lune froide de Patrick Bouchitey (1991) ou plus récemment Factotum (2005) de Bent Hamer avec Matt Dillon dans le rôle de Chinaski. Barfly reste cependant l’un des rares scénarii originaux écrits par Bukowski pour le cinéma, et nul doute que le choix de l’acteur qui devait l’incarner à l’écran suscita de nombreuses vocations : Sean Penn et James Woods voulaient le rôle d’Henry Chinaski, l’avatar de Bukowski, mais Barbet Schroeder leur préféra Mickey Rourke, plus animal et plus lourd que l’original mais saisissant de vérité. Premier film du cinéaste aux États-Unis, Barfly est assez symptomatique de l’ensemble de son œuvre : une inextricable mixité du réel et de la fiction (les ivrognes aux côtés de Mickey Rourke et Faye Dunaway sont de vrais piliers de comptoir et Schroeder doit gérer leurs débordements entre les prises), une forme de fascination pour son sujet – Bukowski, poète débauché, et une mise en scène soucieuse de laisser aux personnages toute leur complexité morale.
Barbet Schroeder fait ainsi le grand écart entre plusieurs traditions cinématographiques, celle d’un âge d’or hollywoodien qui plébiscita la puissance de l’acteur et inaugura les genres cinématographiques, et celle d’un (néo-)réalisme européen où le réel s’affirme comme la condition même de la puissance dramatique de la fiction. Dans le journal de tournage de La Vierge des tueurs, le cinéaste écrit à propos des petits truands qu’il a recrutés comme acteurs : « après avoir utilisé de très bons doubles, j’ai découvert que les vraies armes mettaient mes jeunes acteurs en transe. Leurs yeux brillent, ils sont beaucoup plus concentrés et prennent leur rôle beaucoup plus au sérieux. Cela complique évidemment les problèmes de sécurité, mais dans certains cas, ça vaut la peine. Je vais même quelques fois jusqu’à leur laisser porter l’arme contre leur corps alors qu’elle n’apparaît pas dans la scène. » À lire ces notes rédigées durant les sept semaines de tournage dans les rues ensanglantées de Medellin, on est encore loin d’avoir percé à jour cette personnalité complexe qu’est Barbet Schroeder, moins Candide devant la cruauté du monde que Don Quichotte combattant ses propres monstres.