Après Général Idi Amin Dada, autoportrait, réalisé en 1974 et L’Avocat de la terreur, documentaire sur Jacques Vergès sorti en 2007, Le Vénérable W. vient clore la « trilogie du Mal » de Barbet Schroeder. Dans les deux premiers films, le cinéaste se confrontait à des hommes de pouvoir qui se servaient de leur autorité pour propager le Mal avec une bêtise puérile (Idi Amin Dada) ou pour le justifier le plus rationnellement du monde (Jacques Vergès). Mais ici, la donne change quelque peu : Wirathu, le moine bouddhiste qu’interroge Barbet Schroeder, est persuadé qu’il œuvre pour le Bien, alors même qu’il délivre, à l’encontre de la minorité musulmane birmane, des paroles de haine d’une rare violence. À partir de là, Le Vénérable W. s’offre autant comme un document passionnant sur un pays déchiré, en proie au chaos (la Birmanie) que comme le face-à-face glaçant avec un gourou à la mégalomanie sans bornes, à l’ascendant malsain et destructeur tant sur ses fidèles que sur ses élèves. Et dont l’infinie méchanceté nous laisse profondément dévastés longtemps après le générique de fin.
Aux origines du projet
Bien et Mal : la scission manichéenne qui marque et délimite chacune des paroles de Wirathu, souligne à chaque instant la vision simplificatrice du monde qu’il affiche, la raideur mortifère d’une pensée absolument figée. Fidèle à lui-même, Barbet Schroeder se positionne quant à lui au-delà de ces catégories et porte, en feignant de s’effacer, un regard volontairement neutre sur son interlocuteur, pour mieux en faire ressortir les failles et les aspérités. À l’origine du projet, une nécessité résolument intime, ainsi que l’explique Barbet Schroeder au début de son court-métrage Où en êtes-vous, Barbet Schroeder ? (2017). Celui-ci, projeté en début de séance avant Le Vénérable W., nous révèle que Barbet Schroeder a découvert le « phénomène » Wirathu par sérendipité. Au départ, le réalisateur souhaitait en effet se replonger dans le bouddhisme — qu’il avait découvert vers l’âge de vingt ans, dans les années 1970 — dans l’espoir de trouver dans ce syncrétisme les moyens de dépasser une haine apparemment inextinguible : en 2012, il découvre que les alentours de la maison de son enfance ont été saccagés de la plus sauvage des façons. Des arbres centenaires ont, du jour au lendemain, été abattus par un voisin peu scrupuleux. La peinture rouge sang que Barbet Schroeder applique chaque année sur les souches meurtries depuis cet événement tragique, manifeste dans le paysage désolé, cette haine et cette rage qui le hantent et le laissent sans répit. Dès lors, un retour en Birmanie semble s’imposer : retrouver les lieux d’une pensée pacifiste millénaire pour, sinon comprendre les affects de haine, du moins les mettre à distance. Mais au fil de ses lectures et rencontres, le cinéaste prend rapidement conscience qu’il s’est peut-être trompé d’endroit : la sérénité et la concentration qui règnent dans les monastères bouddhistes de Mandalay, « la ville la plus bouddhiste du monde », s’avèrent rapidement n’être qu’une façade trompeuse, qui masque une volonté d’expurger la Birmanie de ses éléments jugés impurs ; les membres de l’ethnie Rohingya y sont persécutés à cause de leur religion — ils sont musulmans, dans un pays très largement bouddhiste.
Un si doux visage
Cette obsession de la « purification », la parole de Wirathu en est le véhicule le plus efficace. Né en 1968, il devient célèbre alors qu’il n’est encore qu’un apprenti moine : avec l’aide de deux amis, il tourne une vidéo clandestine dans laquelle il appelle les Bouddhistes à se soulever contre les Musulmans. S’ensuit une période difficile pour Wirathu : mis au ban par ses supérieurs, il doit faire montre de discrétion pour faire passer son message. C’est à partir des années 2000 que, devenu un moine respecté, il peut mener une stratégie plus ouvertement agressive, notamment à travers le mouvement Ma Ba Tha (acronyme birman pour le « Comité pour la protection de la race et de la religion ») qu’il fonde en janvier 2014, soit quatre ans seulement après sa sortie de prison (il est condamné en 2003 pour incitation à la haine raciale). Barbet Schroeder arrive à saisir cette satisfaction du dignitaire religieux et leader d’opinion qui se sait en position de force ; de même que l’insolence juvénile du moine en formation, toujours perceptible derrière l’aplomb docte du professeur parvenu à ses fins. Face à la caméra, dans sa salle de classe, au milieu des centaines de fidèles qui se prosternent littéralement sur son passage — dans des réunions qui ressemblent plus à des shows hystériques qu’à des séances de méditation : à chaque fois, Wirathu impose avec une solennité perturbante sa présence pontifiante. Au fil de son œuvre — dans ses documentaires comme dans ses films de fiction –, Barbet Schroeder a largement éprouvé ce regard certes froid et distancié — pourtant quasiment sans médiation — avec lequel il capte la brusquerie ou le raffinement sous lesquels se dissimule l’abjection. Et il fallait bien ici cette dextérité, cette agilité intellectuelles pour, tout en se risquant à être toujours sur le fil du rasoir, ne jamais se laisser séduire par les confessions de Wirathu : comme dans les deux premiers volets de sa trilogie, Barbet Schroeder évite de se perdre dans les détails biographiques qui expliqueraient rétroactivement la monstruosité de son interlocuteur.
La banalité de la haine
Et c’est précisément pour cette raison qu’avec Le Vénérable W., Barbet Schroeder gagne sur tous les tableaux : tout en restant attentif à la réalité historique et sociale particulière qu’il a sous les yeux — à l’échelle de l’individu (Wirathu) et à celle du pays –, le réalisateur arrive à tirer de celle-ci une substance universelle. Sur l’un des quelques encarts statistiques qui ponctuent le film, nous est montré — dans différents pays, dont la France — l’écart entre le pourcentage effectif de Musulmans dans la population et l’idée que les habitants se font de cette proportion. Le verdict est sans appel : à chaque fois, la seconde entrée est très largement supérieure à la première. C’est dans ces instants a priori platement pédagogiques, qu’apparaît en toute netteté la formidable réussite du projet de Schroeder, à la hauteur de ses nobles ambitions : la constellation composite d’images d’actualité, d’extraits de films de propagande et de prises de vues originales — assemblage qui pouvait par instants laisser au spectateur comme l’impression d’une défaite du point de vue –, trouve alors un ferme centre de gravité ; une assise humaniste aussi humble que nécessaire. Ce qu’annonçaient au fond les quelques lignes lues en voix off par Bulle Ogier au début du film, de cette voix inimitable, à la fois douce et décidée, à l’image du film dans son ensemble : avec Le Vénérable W., Barbet Schroeder, animé par une conviction exempte de toute moraline, n’aspire finalement à rien d’autre qu’à mettre en garde contre les avatars par lesquels le(s) fascisme(s) opèrent, dans toutes les sociétés contemporaines, leur insidieuse résurgence. S’il nous tend encore une fois un miroir peu flatteur, c’est plus que jamais dans l’espoir que nous pourrions y trouver les ressources pour agir. Pour enrayer la machine infernale de la haine.