Toujours enclin à la bourlingue et rétif à toute qualification géographique de son cinéma, Barbet Schroeder s’offre une petite virée dans un Japon entre contemporanéité et fantasmes de roman, aux relents de soufre et du sang, au hasard d’une intrigue policière troublée par le macabre d’Edgar Poe.
Poe nippon
Quand il ne se confronte à des sujets un rien sulfureux et propices à jeter un regard au-delà de nos frontières morales (à l’exemple de ses portraits documentaires, tel Général Idi Amin Dada ou L’Avocat de la terreur), Barbet Schroeder aime à se couler dans des genres codifiés comme le thriller ou le polar, auquel il tâchera d’apporter intelligence et lucidité, quitte à secouer un peu les conventions en jouant là aussi avec lesdites frontières. C’est le cas de la majeure partie de sa carrière hollywoodienne — avec un bonheur inégal, entre Before and After pour le haut et Calculs meurtriers pour le bas — et c’est cette envie qui prédomine encore dans son nouveau film, franco-nippon cette fois, même si s’y ajoute ici le désir de jouer avec les imaginaires invoqués de près ou de loin par son scénario. Adapté d’un roman écrit en 1928 par Edogawa Rampo, père du polar japonais dont le pseudonyme n’est autre que la prononciation locale d’ « Edgar Allan Poe », Inju confronte un écrivain français un peu trop sûr de lui à un Japon d’autant plus insaisissable pour lui que le territoire physique et mental où il pénètre semble avoir été façonné par le confrère qui le fascine et dont il ambitionne le talent et la gloire : le sulfureux et ténébreux Shundei Oe. Parti à Kyoto à la recherche de cet auteur de best-sellers dont la prédilection dans son œuvre pour la violence et le triomphe du Mal le fascinent, le jeune blanc-bec (est-ce bien un hasard s’il porte le nom d’une célèbre maison d’édition : Fayard ?) trouve sur sa route la légende noire et les intimidations bien réelles d’un Oe invisible mais décidé à éloigner ce rival trop entreprenant, mais aussi les charmes de la mystérieuse Tamao, héritière de l’ancienne tradition des dames de compagnie appelées geisha.
Évidemment un peu plus respectueux de la culture locale qu’un navrant Mémoires d’une geisha, le portrait par Schroeder d’un Japon contemporain dont cette culture fait se cohabiter modernité et survivances du passé ne se refuse pas pour autant d’invoquer un imaginaire pas étranger à certains fantasmes nourris en Occident sur l’Empire du Soleil Levant. Mais c’est que le fantasme et l’imaginaire — avec leur inspiration du réel et leur part de fausseté — ont précisément toute leur place dans Inju. Les figures d’un Oe croquemitaine qu’on n’appréhende qu’à distance (en cauchemar, par sa voix rauque qui fait douter de son humanité, par les récits effrayants qu’on en fait) et d’une Tamao femme fatale appellent à des pans de la fiction policière et fantastique, whodunit tendance macabre d’un côté (Poe n’est pas loin) et polar de l’autre, croisement dont Schroeder fait la matière de son film pour le porter vers un terrain glissant comme il les aime, fait de sensualité pervertie et de réalité douteuse. En particulier, il épouse avec un zèle surprenant le rythme de récit de mystère un peu suranné du récit (qui est Shundei Oe ?), application faussement servile qui révélera toute son ironie au moment de la sombre conclusion. Sa façon d’illustrer à loisir la légende de l’insaisissable Oe, notamment par des scènes s’apparentant à des mises en abyme (l’ouverture en trompe-l’œil par un extrait d’adaptation d’un des romans du « Maître »), renvoie à des procédés et un décorum qu’on peut rencontrer dans les nouvelles du genre du dix-neuvième siècle. Comme dans ses films hollywoodiens, Schroeder s’appuie sur une forme de classicisme pour amener, finement et l’air de rien, à un discours moins conventionnel.
Une récréation
Le revers de la médaille, ici, est que cette mécanique de thriller cultivé menée de bout en bout tend à corseter tout, jusqu’aux troubles recelés çà et là. Schroeder dirige son récit avec maîtrise, manipule habilement les ressorts des genres qu’il convoque, joue d’un exotisme mesuré sans y succomber en n’en séparant jamais la menace qui l’accompagne ; mais l’intérêt d’Inju ne dépasse pas franchement ce cadre. La mise en scène du fantasme comme piège mortel, de la frontière floue entre plaisir et douleur, de la perte de repères de l’arrogant Occidental tourne plutôt court. Le tout, quoique non dénué de personnalité, souffre d’une certaine rigidité ; même le cheminement de l’écrivain émule dans ce territoire dangereux en paraît téléphoné et mécanique — et le jeu assez raide de Benoît Magimel dans ce rôle n’est pas d’une grande aide. Le cinéaste donne au bout du compte l’impression de s’être offert une récréation plaisante mais peu mémorable, en attendant un projet plus consistant.