Avec Amour fou, l’Autrichienne Jessica Hausner signe un quatrième long-métrage qui ne fait pas mystère de son intention de jouer enfin dans la cour des grands, celle où règne en maître son compatriote Michael Haneke, dont elle fut l’élève et l’assistante. Qu’un objet aussi prestigieux n’ait pas trouvé sa place en sélection officielle à Cannes a de quoi surprendre, alors que ses atours festivaliers auraient dû lui ouvrir la montée des marches. Du tapis rouge au Ruban blanc, il n’y a qu’un pas, que l’on ne peut s’empêcher de faire, d’autant que les deux films partagent le même interprète principal, le remarquable Christian Friedel. De fait, ici, tout plaide en faveur d’un adoubement critique et d’une reconnaissance internationale : un sujet à forte valeur culturelle ajoutée mais ingénieusement traité, une reconstitution historique aussi méticuleuse que sa mise en scène et une photographie d’une beauté stupéfiante. Reste qu’en dépit de ses qualités plastiques évidentes, Amour fou diffuse un malaise qui tient moins à sa thématique morbide qu’à la manière dont il construit son regard et, partant, le nôtre.
Politique d’austérité
Il serait injuste de faire à Amour fou un procès en « austérité autrichienne », puisque l’austérité s’assume ici comme une contrainte en voie de dépassement. C’est comme si Hausner, qui s’est progressivement émancipée de la tutelle de Haneke, avait délibérément choisi de radicaliser son approche en s’attaquant à un sujet en parfaite adéquation avec son strict formalisme. Quoi de plus lugubre, en effet, que le double suicide, en 1811, de l’écrivain Heinrich von Kleist et de son égérie Henriette Vogel ? D’autant qu’il se produit dans un contexte où une noblesse étriquée se cramponne à ses privilèges, alors que l’Allemagne et la Prusse sont passées sous la coupe de Bonaparte et que partout, en Europe, les idées issues de la Révolution française n’en finissent pas d’agiter les esprits. Hausner excelle à reconstituer ces existences ritualisées à l’extrême, encore séparées des réalités sociales et économiques contemporaines, mais où les conversations mondaines sont gagnées par le pressentiment d’une décadence. C’est tout particulièrement vrai des intérieurs, conçus comme de véritables agencements, où le hiératisme des personnages est redoublé par la fixité des plans, d’une impeccable symétrie. Dans le dossier de presse, Hausner souligne l’importance du story-board dans sa vision de la mise en scène comme « chorégraphie rehaussée d’un texte », mais aussi des répétitions au moment du casting, de sorte que « le tournage n’est pratiquement plus qu’une formalité ». Les talents de coloriste de son inséparable directeur de la photographie, Martin Gschlacht, font merveille, donnant cependant l’impression qu’il s’est contenté de passer après l’encrage d’un univers où tout a été tracé d’avance. De l’aveu même de sa réalisatrice, Amour fou est un authentique film de studio.
Muppet Show
L’assimilation de la bonne société berlinoise à un théâtre de marionnettes ne doit pas laisser accroire que la distanciation de Hausner – qui est consubstantielle à une focalisation sur le détail confinant au fétichisme – soit totalement inapte à l’empathie. Trop subtile pour s’abaisser à tirer des ficelles, l’Autrichienne laisse les conventions sociales de l’époque agir sur ce microcosme comme un révélateur, notamment Heinrich, qui ne tarde pas à se ridiculiser avec ses propositions de suicide à deux, régulièrement déclinées par les femmes sur lesquelles il a jeté son dévolu. Dans un ouvrage pionnier, Michaël Lowy et Robert Sayre ont montré que le romantisme, s’il est une critique existentielle de la modernité capitaliste, n’est pas nécessairement porteur de solutions émancipatrices. Il est loisible de voir en Heinrich von Kleist, en butte à la médiocrité de son temps, un réactionnaire qui n’avait à offrir que la mort comme échappatoire à un monde en cours de réification. Cette lecture, Hausner l’encourage grâce à l’écart qu’elle parvient à instaurer chez Kleist entre le sérieux papal de ses formulations et l’incongruité même de son projet (« Voulez-vous mourir avec moi ? »). Si prompt à condamner ses semblables, celui-ci s’illusionne autant qu’eux sur sa supposée liberté. Ce sont les dialogues, volontairement sur-écrits au point d’en devenir absurdes, qui font souffler un burlesque inédit dans ce monde corseté, où le personnage le plus bienveillant (et par ailleurs réformiste) s’avère être aussi le plus falot, celui du mari d’Henriette qui, elle, multiplie les valses-hésitations, jusqu’à prendre l’ultime décision.
Un formalisme étouffant
Dire que l’on a ri serait toutefois très exagéré. L’ambiguïté cultivée par Hausner n’empêche pas cette « comédie romantique » d’une légèreté toute relative de finir par ployer sous le poids de son dispositif cadenassé, où les cadres ciselés s’enchaînent comme une succession de natures mortes (y compris pour les scènes d’extérieurs, renforçant l’idée d’un huis clos). C’est la limite de ce formalisme esthétique qui, à trop vouloir flatter l’œil et l’intelligence du spectateur, peine à émouvoir. Malgré sa retenue manifeste, Amour fou est rattrapé en permanence par la haute opinion de lui-même dans laquelle semble se tenir ce cinéma aux prétentions considérables, qui puise dans la littérature et la peinture de maîtres la légitimité de ses visées artistiques, par manque de confiance dans un geste purement cinématographique. Celui-là même dans lequel croit quelqu’un comme Arnaud des Pallières lorsqu’il porte à l’écran Michael Kohlhaas, du même Kleist. La comparaison vaut ce qu’elle vaut – Hausner n’adapte pas à proprement parler un texte du poète et dramaturge allemand –, mais il est difficile de ne pas repenser ici à l’ample respiration de ce film pourtant si dépouillé, où visages et corps ont la minéralité de la roche et les gestes une sorte de langueur amoureuse, y compris au moment de donner et de recevoir la mort. Dans Amour fou, la rigidité quasi-cadavérique des protagonistes leur dénie jusqu’à la possibilité même du désir (de vie, de mort). Prisonniers d’un récit beaucoup plus sous contrôle qu’il n’y paraît, ils ne sont que les figures abstraites d’un fatum qui, en fin de compte, à peu à voir avec la détermination de Kleist à se tuer, seul ou de préférence accompagné.