Moins célébré en France qu’outre-Rhin, Michael Kohlhaas est aujourd’hui « librement adapté » par Arnaud des Pallières. En transposant le court roman de Heinrich von Kleist dans les brumeuses Cévennes, le cinéaste français lui donne une élégante rugosité, à l’image de son héros ambigu interprété avec une rare puissance par un acteur devenu indispensable : Mads Mikkelsen. Radical, ce film sur fond de Réforme protestante, fraîchement accueilli au festival de Cannes, est pourtant d’une âpre beauté.
Cela faisait longtemps qu’Arnaud des Pallières voulait porter à l’écran le livre de Kleist, publié en 1810. Mais le projet est d’une telle envergure que le jeune Des Pallières, qui découvre le roman à vingt-cinq ans, n’ose l’affronter. C’est l’histoire d’un homme seul qui s’oppose à la société toute entière. C’est un chef-d’œuvre de la littérature allemande. C’est le roman préféré de Franz Kafka. Rien que ça. Jusqu’ici plus convaincant dans le documentaire que la fiction, le cinéaste décide pourtant de se jeter à l’eau et de réaliser, à cinquante ans, cet ambitieux projet. Le temps écoulé lui a certainement apporté la maturité nécessaire pour approcher ce récit porté par des thèmes aussi séduisants que profonds – justice, révolte, vengeance, confrontation entre le Bien et le Mal. Cette sagesse prend ici le nom d’humilité, qui dessine les contours rugueux d’une esthétique en parfaite adéquation avec son propos, en ce que son budget limité, dont aurait pu souffrir ce film historique, parvient à servir la grandeur de son sujet. L’économie de moyens oblige le cinéaste à contourner la raideur académique du genre, insufflant à Michael Kohlhaas une austérité qui correspond pleinement au personnage éponyme.
Au XVIe siècle, Michael Kohlhaas, prospère marchand de chevaux, mari aimant et père attentif, est victime de l’injustice d’un seigneur inique. Demandant en vain réparation, il opte pour la violence, levant une armée afin de réparer les torts qui lui ont été causés, habité par une soif de justice à l’arrière-goût de vengeance aveugle. Sur nos écrans, l’an passé, Mikkelsen interprétait déjà la victime d’une injustice, dans La Chasse. Mais à l’encontre totale de la passivité qui plombait son personnage et le film de Vinterberg, l’homme ordinaire qu’il incarne pour Des Pallières s’anime avec une violence qui lance son corps au galop à travers les plaines, porté par un idéal en forme d’idée fixe et une phrase qui résonne comme un slogan entêté : « Je veux mes chevaux comme ils étaient ». Figure principale du film, le panoramique accompagne la fougue bornée de ce héros pré-révolutionnaire en lutte contre les privilèges, et célèbre les paysages cévenols de la résistance fondamentale au livre de Kleist, la Réforme protestante. En tournant essentiellement en extérieurs, des Pallières évite la coûteuse reconstitution de décors médiévaux. Surtout, il donne à la révolution à l’œuvre une densité puissante où la rigueur de Kohlhaas résonne en écho à la rugosité du paysage de roches et de pierres. C’est dans cette âpre concordance entre la minéralité et l’animalité de Kohlhaas et de son environnement, dans son matérialisme éprouvant, que le long-métrage transpire toute sa densité spirituelle et philosophique. Michael Kohlhaas, le film comme l’homme, sont traversés par des fulgurances politique et éthiques qui viennent déchirer les rousses forêts des Cévennes sublimées par la lumière de l’aube ou du crépuscule.
Tout n’est qu’espace dans Michael Kohlhaas : traverser un barrage, partir, conquérir, avancer, revenir au foyer. Mais déjà celui-ci s’effondre lorsque l’épouse du marchand est assassinée. Alors Kohlhaas, amputé de ce centre vital, avance en déséquilibre, s’égare, dérouté entre la vengeance au nom du Bien et les débordements fanatiques du terrorisme. Celui qui aurait pu devenir un leader brise soudain sa trajectoire justicière en abandonnant toute ambition politique une fois obtenu le droit de voir sa plainte examinée par un tribunal. La droiture morale trace le cheminement de Kohlhaas. Loin de céder aux sirènes du spectaculaire (qui demanderaient de toutes façons des moyens qu’il ne possède pas), le réalisateur recentre la puissance épique de son film sur les visages, les gros plans. Celui de son exceptionnel interprète, Mikkelsen, obtus, dur et charismatique, bloc granitique traversé de mélancolie. Celui de sa blonde fillette, dont la grâce innocente prend de plein fouet l’injustice arbitraire du monde. Celui du théologien aussi, joué par Denis Lavant, vraie gueule du cinéma français, qui vient briser le mutisme déroutant de Kohlhaas le temps d’un débat visant à le remettre face à sa conscience. Théorique, le western féodal de Des Pallières n’en est pas moins physique, voire viscéral ; il fait éprouver le sens moral plutôt qu’il ne pérore. Sublimée par la somptueuse image charbonneuse de Jeanne Lapoirie, la mise en scène est suspendue à la chair des hommes et du monde, blessés et déchus, mais toujours fiers et nobles. À ce titre, le dernier plan du film, extraordinaire ponctuation, achève Michael Kohlhaas, le film, l’homme, avec cette poignante humilité qui lui donne son singulier éclat.