La surprise de découvrir, à la dernière Mostra, Charlie Kaufman cosignant la réalisation d’un film d’animation en stop-motion (avec le concours d’un spécialiste de cette technique, Duke Johnson) n’a duré qu’un temps. Bien vite, Anomalisa nous place sur un terrain ressemblant fort à celui déjà circonscrit chez cet auteur. Qu’il soit scénariste laissant le soin à d’autres (Spike Jonze, Michel Gondry) le soin d’enluminer ses trouvailles, ou réalisateur lui-même (une seule fois, avec le peu convaincant Synecdoche, New York), Kaufman continue de tricoter de la fable existentielle plus ou moins retorse dans l’absurde, mais toujours assez convenue dès qu’on gratte le vernis d’originalité : sur les affres de l’art, la solitude de l’esprit et autres vagues notions qui n’en sortent guère plus éclairées. Mais dans Anomalisa, le vernissage a été paresseux, et la fable apparaît dans toute sa superficialité propre à attirer les éloges les plus faciles (cela a déjà commencé). Ainsi le protagoniste Michael, auteur d’un livre prônant la réussite mais dont la vie personnelle est un naufrage (figure déjà vue dans au moins un autre succès du cinéma « indépendant » aux prétentions moralistes, Little Miss Sunshine), traîne-t-il sa quête de sens dans un monde où tous les personnages ont des voix similaires (celle du comédien Tom Noonan) et des visages jumeaux, inexpressifs et composés de deux morceaux tels des masques robotiques — tous sauf Michael (Ralph Fiennes) et Lisa (Jennifer Jason Leigh), la jeune femme dont la rencontre va jeter un peu de lumière dans son existence. D’ailleurs, l’usage de la stop-motion ne révèle à la longue que deux fonctions ; l’une est d’offrir les moyens de cette illustration stylisée de lieux communs.
Peu d’ambiguïté dans cette fable, hormis à la rigueur la question de savoir si elle se joue dans la tête de Michael ou si le fabuliste l’endosse : face à la vanité d’une existence où tout nous conditionne à l’uniformité, le désir seul pourrait nous offrir un moment, sinon un espoir, de salut. L’essentiel de l’affaire du film consiste à appliquer à ce postulat un traitement sur le registre de l’absurde, à base de gags de situations, de bons mots, voire d’un certain gadget exotique rare (qu’on ne dévoilera pas) garant d’originalité et de sens profond… Ceux-ci font plus ou moins mouche, mais n’emportent jamais vraiment le morceau, tant le discours censé les sous-tendre manque de conviction. Kaufman brandit le constat de la déshumanisation de la société avec la neutralité du conteur tâchant de gonfler d’importance un cliché qu’il aurait pris pour arrière-plan, sans la vigueur de l’observateur du monde qui aurait une sincère réaction (révolte, dérision…) face à cet état des choses. Qu’on repense à Brazil qui, plus énergique encore dans l’illustration d’un discours voisin (d’anticipation, mais appuyé sur l’air du temps), prenait vie par la vraie rage qui parcourait ses trouvailles visuelles et ses personnages de satire. Dans Anomalisa, même le retour de la normalisation dans la dernière partie n’émeut guère, malgré l’effort pour en tirer des moments dantesques, tant elle apparaît comme une simple règle de genre.
Anomalie au regard
Reste ce passage où le film semble s’offrir une vraie déviation de son horizon convenu. Ce sont les moments entre Michael et Lisa : la rencontre, la drague timide, le dîner, le rapprochement intime tout de maladresse attendrissante, le rapport sexuel, puis le lendemain matin où le désir s’estompe déjà, rattrapé par l’accablement — cette dernière phase étant certainement la meilleure idée du film, le seul vecteur d’ambiguïté sur son discours, où l’on se demande si toute cette grise perception du monde ne serait pas une vue de l’esprit égocentré du personnage. On découvre à cette occasion la seconde utilité, assez démonstrative, de la stop-motion : permettre de montrer des corps dans leur intimité pour des scènes assez crues qui auraient constitué une certaine prise de risque avec des acteurs en prises de vue réelles.
Or, même en oubliant qu’il constitue un intermède (certes non négligeable) avant le retour de la fable fataliste, ce long passage, censé introduire une tranche d’humanité mise à nu dans un monde automatisé, pose problème, et laisse sceptique sur la position de l’auteur vis-à-vis de l’humain. C’est Lisa, l’objet du désir de Michael, qui est supposée représenter une humanité modeste, fragile, hors des standards (d’où son surnom qui donne au film son titre, combinaison du prénom avec « anomalie »), particulièrement dans le préambule avant qu’ils se décident à coucher ensemble. Jeune femme effacée et complexée, notamment sur son apparence peu glamour (une mèche de cheveux dissimulant une vilaine cicatrice sur son front), elle est convaincue par Michael de se raconter dans les moindres détails de sa petite vie. L’autre, en revanche, ne se confie quasiment jamais à elle (qui ne le connaît que comme l’auteur du fameux livre, qu’elle adore), et même le spectateur ne sait de lui que des détails somme toute superficiels. Quoique d’apparence différente de la norme définie dans le film, il reste un personnage assez lisse, voué à illustrer la solitude de l’individu dans la société ; or c’est lui, et l’auteur à travers lui, qui prétend découvrir en Lisa un être humain, un vrai, sous ses aspects les plus médiocres.
C’est ce en quoi la trouée d’humanité que leur relation est censée constituer ne convainc pas : parce que les caractères humains des deux amants ne sont de toute évidence pas observés sur le même plan ; et surtout parce que Kaufman, placé du côté de Michael et de la fable consensuelle dont celui-ci est l’antihéros, regarde l’humanité de Lisa avec une certaine distance. Laquelle montre même une condescendance assez antipathique, quand elle traite les défauts de Lisa comme une source d’attendrissement (puisque la scène nous dicte qu’ils suscitent le désir chez Michael, alors qu’en pratique il continue de nous les faire regarder comme le fardeau d’une pauvre fille). Il y a dans cette posture d’auteur observant ainsi ses semblables (même sous la forme bien pratique de marionnettes) quelque chose de malsain, pas nouveau chez Kaufman, pas nouveau dans le cinéma (surtout le cinéma « indépendant » américain, on y revient), mais dont on se désolera toujours qu’il continue d’empoisonner notre regard.