Lors de la remise de la Palme d’or à Anora, le réalisateur Sean Baker a conclu son discours de remerciements par un hommage rendu aux travailleuses du sexe « passées, présentes et futures ». L’intérêt du cinéaste pour le monde du sexe tarifé n’est pas nouveau : dès Tangerine, dont les héroïnes étaient incarnées par deux véritables prostituées transgenres, et Red Rocket, qui dressait le portrait d’un acteur porno sur le retour, Sean Baker s’est attaché à restituer, sans aucun moralisme et avec une précision documentaire, les conditions de vie des sex workers, ce que confirme d’ailleurs le début de son nouveau film. Danseuse érotique dans un club new-yorkais, Ani (Mikey Madison) enchaîne dès l’ouverture lap-dances, discussions enivrées et scènes de drague à un rythme métronomique. Le cinéaste restitue par là le sentiment d’euphorie dans lequel baignent ces lieux de plaisir autant que le professionnalisme dont font preuve les performeuses. D’emblée, tout est au fond affaire de représentation pour savoir qui « mène la danse » : le film commence ainsi par un travelling latéral montrant plusieurs strip-teaseuses en train de danser lascivement, avant que des inserts ne se concentrent sur leurs strings dans lesquels sont glissés des billets verts. C’est précisément ce bout de tissu, frontière symbolique entre le show privé et un rapport plus intime noué avec les clients, que retire par la suite Ani pour danser devant Vanya (Mark Eydelshteyn), le richissime fils d’un milliardaire russe, juste « parce qu’elle l’aime bien ». La jeune femme s’embarque alors dans une histoire d’amour ambiguë, entre sentiments sincères et intérêt personnel, ce dont témoigne un dialogue où Vanya propose à Ani de devenir sa petite amie pendant une semaine, en la payant 15 000 dollars. L’ambivalence de leur relation, faite de spontanéité et de calculs, traduit le caractère bicéphale des personnages, qui préfèrent d’ailleurs des diminutifs à leurs véritables patronymes : Anora et Ivan.
Cette manière d’explorer le monde de la nuit pourrait assimiler Anora à une certaine tendance du cinéma new-yorkais, celle de Jerry Schatzberg (Panique à Needle Park) et des Frères Safdie (Mad Love in New York), où la passion amoureuse se confronte à la brutalité d’une réalité sordide. Sean Baker se détache toutefois de ses aînés par une certaine forme de candeur restituant l’état d’esprit avec lequel les personnages envisagent leur relation amoureuse. Dans une interview récente pour les Cahiers du cinéma, le cinéaste affirmait épouser « l’appétit de futilité » de ses protagonistes, sans que jamais sa mise en scène ne fasse preuve de jugement à leur égard. À ce titre, on se souvient de la fin de Florida Project, où deux petites filles s’imaginaient arpenter les avenues chatoyantes de Disney World pour échapper à leur quotidien glauque ; pendant sa première heure, Anora prolonge cette dynamique (Ani accède au monde magique de la richesse), au point que l’héroïne annonce vouloir passer sa lune de miel dans le célèbre parc à thème floridien. La naïveté apparente de la jeune femme, qui se rêve en princesse des temps modernes, épouse toutefois avant tout une logique de mobilité sociale : l’attachement qu’elle témoigne pour son époux, d’autant plus fort que les parents d’Ivan cherchent à casser leur mariage, se révèle être autant le témoignage de ses sentiments qu’une réaction de défense face au péril de son déclassement – ce dont témoigne le seul « Je t’aime » qu’elle adresse à Ivan, lancé à la fin du film, au pied de l’avion emmenant le couple signer sa procédure de divorce. Sans aucune ironie, Sean Baker n’aura cessé de dévoiler par petites touches l’illusion dont le couple se berce, comme lorsqu’après s’être mariés, Ivan et Ani s’embrassent fougueusement sous un faux feu d’artifice, généré par un plafond en LED à l’intérieur d’un centre commercial.
Vitesse et ralentissements
Pour faire le récit de cet amour contrarié, Anora carbure à une esthétique de la vitesse : monteur de son film, Sean Baker agglomère fragments de plans et microséquences reliés entre eux par des raccords parfois brutaux et soudains. Sur ce registre, le film n’est pas avare de moments inspirés, notamment lorsque plusieurs scènes de danse, de fête et de sexe s’enchaînent mécaniquement pour témoigner de la monotonie d’un mode de vie surtout tourné du côté de la jouissance. Baker en tire également des effets comiques, comme lorsque le montage rompt la cadence effrénée de séquences par des coupes brutales basculant sur des scènes silencieuses. Ce procédé qui fait mouche s’épuise toutefois rapidement à force d’être répété et révèle les limites de la mise en scène. Il faut d’ailleurs noter que la fascination qu’exerce le monde immoral des ultra-riches, sorte de pendant aux portraits de misfits et de marginaux qui peuplaient les précédents films du cinéaste, doit davantage à l’interprétation des comédiens qu’à la finesse d’une écriture véritablement satirique. Le spectacle de l’hystérie (les scènes d’orgie à Las Vegas) et de la violence (dès lors que les parents d’Ivan entrent en scène) est surtout l’occasion de joutes oratoires où resplendit le talent de Mikey Madison. Sa prestation parvient en effet à transcender les rails d’un scénario trop écrit, lorsque son personnage, initialement caractérisé par un mélange d’insolence et de grossièreté, ralentit la cadence et dévoile une vulnérabilité inattendue.
C’est dans ces ruptures de ton que le film convainc davantage. Baker se révèle plus à l’aise lorsqu’il prend enfin le temps de déployer sa mise en scène, sans pour autant abandonner son art du rythme, comme en témoigne la scène finale : bercées par le mouvement paisible des essuie-glaces chassant la neige d’un pare-brise, les dernières minutes sont pour Ani l’occasion de s’abandonner à la douleur, sentiment auparavant relativement discret, face au regard respectueux d’un personnage jusqu’alors resté en retrait (Igor, l’homme de main placide venu s’occuper d’elle). Si l’on peut trouver ce revirement scénaristique final un peu factice (Ani accède à sa propre mélancolie face à un homme qui ne la voit plus comme un objet), il donne l’occasion à Baker de filmer avec attention ses interprètes, comme s’il avait fallu deux heures de péripéties ininterrompues pour que la vérité d’un sentiment profond affleure sur le visage de son actrice principale. Pour efficace qu’elle soit (la dernière séquence est sans doute la plus belle), cette stratégie narrative se révèle somme toute assez inégale, laissant trop de place à des scènes d’excès en tous genres parfois répétitives. Cela est d’autant plus dommage que le cinéaste semble conscient qu’un rythme plus alangui est la condition pour le surgissement des émotions. Lors d’une scène de sexe très drôle, Ani expliquait ainsi à Vanya, en plein milieu d’un coït, comment prendre davantage de plaisir en ralentissant le tempo de leur étreinte – à quoi le jeune homme répondait soudain, en plein orgasme : « Je crois que je t’aime. »
Variation imparfaite sur Good Time des Safdie lors de la longue virée nocturne à la recherche de Vanya, le film se révèle plus inventif sur le plan du burlesque, notamment lors de cette scène qui voit deux hommes de main tenter de séquestrer l’héroïne. Comme un fauve en cage, Ani se met à tout détruire sur son passage, semant le chaos à l’intérieur des plans larges et fixes tournés en Scope, jusqu’à devenir un corps littéralement entravé (on la ligote) puis bâillonné, pour faire taire ses hurlements. Ani se révèle alors comme l’envers exact de Vanya, personnage caractérisé par ses mouvements erratiques et aberrants (il erre entre New York et le New Jersey pendant un tiers du film), ce que synthétise sa première apparition dans la demeure de ses parents, où il se déplace en glissant sur le sol. La parade amoureuse des deux amants prend alors la forme d’une fête orgiaque, autant que celle d’un rapprochement progressif et tamisé, l’union sexuelle constituant l’apothéose d’un idéal transcendant les barrières de classe. Un plan fugace le résume, lorsqu’après une danse érotique, Ani rejoint les bras d’Ivan, enrobée dans la lumière dorée d’un flair sublimant cet instant d’intimité. C’est à ce moment précis que Baker touche du doigt l’horizon vers lequel tendait son film : entrer en empathie avec des personnages cherchant par tous les moyens à suspendre, ne serait-ce qu’un instant, la violence de la réalité.