Certains se souviennent peut-être de Tangerine, le précédent film de Sean Baker shooté à l’iPhone 5. Nous, oui. Le film se distinguait du flot annuel de petits candidats DIY en faisant des trottoirs mal famés de L.A. l’arène d’une bataille générale d’engueulades. Comme des sales gosses livrés à eux-mêmes – mais en fait, à leur désœuvrement de tapins sans le sou – son cortège de queers frappadingues donnait l’impression d’accumuler les embrouilles dans le seul but de calfeutrer l’ennui. Or, ce programme de réenchantement par l’hystérie, sous l’angle d’un idéal anarchique, c’est l’une des définitions possibles de l’enfance. Pas n’importe laquelle : précisément celle de la liberté intégrale qui, de Tom Sawyer à la vibrionnante Moonee de ce The Florida Project, occupe tous les vides du terrain de jeu pour ne pas rimer avec abandon. C’est la seule idée de ce nouveau film, ce qui a pour effet secondaire de le rendre étale et un peu répétitif, mais Sean Baker a le mérite d’en exprimer tout le jus. Sur le mode de la chronique, The Florida Project suit ainsi le quotidien survolté d’une fillette de six ans, Moonee, passant le plus clair de ses journées à multiplier les bêtises, les jeux et les amis de passage, dans le cadre a priori déprimant d’un motel social (un genre d’ « Etap’Hôtel » à disposition de familles démunies). Malgré la gravité involontaire de certaines de ses gaffes (faire cramer une maison désaffectée), malgré aussi la mauvaise réputation de sa jeune mère, la gavroche s’adjuge la sympathie de tous, à l’image de ces enfants bien trop sauvages pour supporter l’école mais dont la propension sans limites à produire de l’amusement confine au pur génie.
Génie de cet imaginaire qui, idéalement logé dans un hôtel mauve bonbon, repeint le décor en sa couleur. Génie aussi du show permanent qui concurrence la télé sur son propre terrain : le robinet d’attraction, le spectacle forain du bout de la zappette. Moonee est fille unique, élevée par une mère seule qui est restée un peu gamine, mais elle est surtout unique parce qu’elle détonne en tant que petit monstre. Si elle se moque toujours des autres, de leur existence timorée, de l’aliénation des habitudes et de leur logique tristoune, c’est parce qu’à l’instar des « Animaniacs » qui sortaient du château d’eau de la Warner pour semer la zizanie, elle est une illuminée – avec Jeannette de Dumont, la deuxième en deux jours à la Quinzaine. Sis dans la banlieue vétuste du Disney World d’Orlando, cet hôtel fluo est sa scène à elle, la dépendance égarée du parc d’attraction. Le gérant du lieu l’a bien compris (Willem Dafoe, vraiment touchant), lui dont les activités – éloigner un pédophile, bichonner les finitions de la façade, détourner la gamine des colères de sa mère – consistent en réalité à faire le ménage autour du temple de l’enfance. Il les protège parce que dans leur frénésie dépourvue de toute névrose, ce sont les derniers gardiens d’un rêve d’animation perpétuelle, qui est celui de l’Amérique. (Attention spoiler) C’est la leçon de cette fin sublime où Moonee, refusant de subir une prise en charge de la DDASS synonyme de retour au réel, frappe en larmes à la porte de son amie pour lui annoncer que « tout est fini ». Tout pourrait effectivement s’arrêter là, si Baker ne trouvait l’idée prodigieuse d’élancer subitement les fillettes, filmées sans autorisations à la GoPro, en direction du château féerique de Disney. Le geste peut paraître naïf, mais il y a quelque chose de profondément bouleversant à voir deux petits toons tourner le dos aux lois banales du monde adulte, pour s’en aller embrasser l’utopie d’une vie de récréation éternelle.