Reconnu dès son vivant comme une figure majeure de la littérature, Anton Pavlovitch Tchekhov resta toute sa courte vie (44 ans) d’une retenue et d’un dévouement exemplaires. Qu’un film lui étant consacré adopte des qualités semblables, voilà qui est explicable, appréciable et somme toute peu surprenant de la part de son auteur, le modeste et discret (qualités se raréfiant chez les réalisateurs français actuels) René Féret, qu’on ne voit guère pointer au théâtre du Châtelet ou en festivals et qui ne s’en porte pas plus mal. Trop d’évocations de personnes illustres — quelle que soit la nationalité — succombent à la tentation du prestige, du lustre et des phrases définitives pour que l’on n’apprécie pas l’approche d’Anton Tchekhov — 1890, faisant notamment fi du poids de la reconstitution (inutile de tourner en Russie, d’afficher du cyrillique ou d’exhiber d’épais accents pour évoquer un écrivain russe) pour se concentrer sur la matière qu’il vise au-delà de la figure historique. La lecture dans le dossier de presse du parallèle, a priori hardi, énoncé par Féret entre ses propres premières années et celles de l’écrivain (façon de rappeler la tendance autobiographique de la majorité de ses films) ne contredit pas cette impression, bien au contraire. Car il ne s’agit pas ici de prétendre définir l’artiste et l’homme Tchekhov, tel un vulgaire biopic. Le film embrasse la période qui suit ces premières années — moment charnière où le personnage passe d’un état à un autre — pour en tirer, non le portrait édifiant d’une figure encyclopédique, mais celui d’un individu toujours en construction.
L’incongru dans la maison
En l’occurrence, il s’agit de l’intervalle entre 1885 et 1890 approximativement, entre le début d’une reconnaissance de Tchekhov par le milieu littéraire (un éditeur lui rend visite) et son voyage au bagne des îles Sakhaline, à l’autre bout de l’Empire russe, d’où il ramènera des récits de voyage qui bouleverseront le public. Alors que le novéliste sous pseudonymes a déjà été remarqué, Féret, perspicace et rigoureusement attaché à l’envers de la renommée, raconte ce passage sous cet angle-ci : celui où un Anton portant encore le poids de ses origines (élevé dans une famille pauvre, par un père bigot et violent, avec ses cinq frères et sa sœur) accepte d’embrasser le rôle social qui sied à un véritable artiste connecté au monde. Ce qui passe par un portrait tout sauf édifiant. Dévoué à faire vivre sa famille, se réfugiant derrière la fonction « alimentaire » de ses deux métiers (il exerce la profession de médecin en même temps qu’il publie des nouvelles) pour ne pas s’exposer, fuyant comme il peut tout ce qui pourrait l’en distraire (comme les relations avec les femmes), Anton endosse au milieu de ses proches et notamment de ses frères délurés un curieux rôle de pilier moral — position toute relative et à double tranchant, qui lui fait subir en retour le regard des autres.
Évidemment, l’inspiration artistique, celle qui le pousse à observer le monde pour en tirer ses récits, est bien là — mais elle s’exerce de façon inavouée, en catimini, sans demander l’avis de quiconque, jusque dans le recoin de la veillée funèbre de son frère Kolia, ce qui témoigne d’un rapport au monde pas tout à fait serein et n’est pas sans provoquer quelques frictions avec son entourage (délicieux décalage dans un échange entre lui et un ami qu’il a « utilisé » à son insu : « Quand tu peins l’arbre, est-ce que tu lui demandes l’autorisation ? — Tu veux te battre ?»). Dès lors, de sa sortie du cercle bourgeois pour aller à la rencontre des bagnards, il ne ramènera pas que des récits : un désir non seulement de raconter, mais aussi de communiquer (formulé grâce au beau personnage de l’institutrice), concrétisé non seulement dans ses récits mais aussi au théâtre, puisqu’il a commencé à écrire des pièces. Ainsi, amené bon gré mal gré à vaincre sa timidité pour guider des comédiens jouant La Mouette, il se laissera aller à s’épancher sur sa vision du monde et de la façon de la transmettre, avec un sens de la démonstration qu’on ne lui aurait pas soupçonné (« un coup de feu dans la gueule du spectateur »).
Labeur de l’art
D’un bout à l’autre de l’intervalle, Féret rend compte de cette fragilité avec une intelligence et une honnêteté remarquables vis-à-vis du personnage, qui transparaissent dans sa mise en scène légère et cependant ouverte à l’âpreté, jouant avec l’espace parfois exigu et l’éclairage économe des décors réels, attentive à ce qui, dans une même pièce, sépare les êtres et ce qui les rassemble. Le résultat est que rarement, dans une évocation de personnalité célèbre, on aura vu la caractéristique source de célébrité ramenée à une dimension si problématique, besogneuse, terre à terre, humaine. On se rappelle d’autres films de Féret : le dépoussiérage de biais d’un autre monument artistique dans Nannerl la sœur de Mozart, mais aussi Le Prochain Film, avec sa vision dé-fantasmée du projet cinématographique. On trouve là une vision de l’art dépouillée de tout miroir aux alouettes, où le prestige du créateur et de ses œuvres vaut moins que le processus de création, tout le labeur qui va avec, tout le bagage intime et social contre lequel il faut se battre. Une telle attention se fait rare, et d’autant plus précieuse.