Il flotte, dans le champ du cinéma français, une « petite musique » reconnaissable, propre aux films de René Féret. Discrète, sensible, charmante par touches, toujours à la limite de l’évanouissement, d’une politesse indécise, prise quelque part entre audaces ponctuelles et général souci de bien faire. Chaque film de René Féret semble le résultat d’un tiraillement entre une pente académique et tous les sursauts qui permettent de ne pas y glisser, comme par exemple ce goût prégnant de l’écriture. Il faut la défendre, cette « petite musique », pas tant pour ses points d’orgue que pour la constance de sa basse continue, pour ses talents d’accompagnement. Il est d’ailleurs devenu rare, en France, qu’un cinéaste prête une telle attention à ces marottes perdues – le développement des personnages, l’expression de leur caractère, leur liaison à une intrigue et à l’Histoire – avec la solide humilité de l’artisan. D’autant plus attachante qu’elle ne se retourne jamais en respect servile devant le haut patrimoine culturel où Féret se plaît à piocher. Heureusement, sinon ce serait foutu.
Dès ses premières minutes, Nannerl, la sœur de Mozart laisse augurer du pire. La splendeur des étoffes et des ornements, la magnificence de décors patrimoniaux (une belle abbaye, le château de Versailles), la panoplie complète du film d’époque soigneusement étalée sous nos yeux, le petit rayon de lumière qui tombe juste au bon endroit pour dessiner un subtil clair-obscur : l’horizon de chaque plan, c’est la toile de maître. On sait à quel point un film peut souffrir de cette déférence compassée envers ses guides picturaux : il s’y enlise petit à petit, jusqu’à la pétrification. Il devient une sorte d’affreux musée, où plus rien ne vit, où l’on passe son temps à faire la promotion du décorum (voir le dernier Bertrand Tavernier, l’affreuse Princesse de Montpensier, présentée en compétition à Cannes). Cependant, s’il fraye constamment avec ce risque, Féret n’y succombe pas. Il conduit son image vers autre chose. Ses recherches picturales, son souci de coller aux images qu’a produites le XVIIIe siècle, le pousse à s’intéresser aux peaux, à accentuer leur « matérialité », à soulever quelque chose de leur carnation. La poudre et le rouge se signalent fortement à l’image cinématographique qui, elle aussi, est une sorte de poudre (de grains d’argent, de pixels). Mais ce que Féret travaille plus précisément encore, c’est la translucidité des visages, la transparence des peaux. Lorsque, dans Nannerl, un visage s’offre à nos regards, il s’offre avec ce lacis de veines qui le soutient et dessine, dans sa profondeur, comme une vie intime du sang et des organes. Il y a ici une marbrure des peaux qui en révèle l’échafaudage secret avec crudité, une crudité qui tranche singulièrement avec le lissage généralisé de notre ère Photoshop. C’est une bonne piste pour un film qui ne s’y engage pas non plus complètement.
Mozart, donc, par le truchement de sa sœur aînée. Ou plutôt une sœur aînée, par le truchement de Mozart. Dès le titre, Nannerl se présente comme un personnage décentré et c’est précisément de ce décentrement dont parle le film. On y suit l’itinéraire de la famille Mozart, lancée sur les routes vers toutes les cours d’Europe, pour jouer de la musique (c’est une famille de saltimbanques) et exhiber son petit prodige de dix ans. La première intelligence du film est de reléguer le personnage de Wolfgang au second plan. Ce faisant, il ne se brûle pas les ailes en volant dans la périphérie du génie. Il se concentre sur la musique et en fait une entités partagée, peut-être pas équitablement distribuée, mais distribuée. Wolfgang apparaît comme ce qu’en fait son père : un petit singe narquois qu’on aime et qu’on exploite en même temps. Relation ô combien intéressante. En choisissant le personnage de la grande sœur contre Mozart, Féret nous livre moins ce drame attendu de l’inhibition qu’impose la fréquentation du génie, qu’un drame autrement plus biaisé et qui appelait une figure de femme : un drame de la stérilité. La musique, au XVIIIe siècle, est encore une affaire d’hommes. Nannerl, immergée dans la pratique de cet art depuis sa plus tendre enfance, sans être initiée à sa science, voit son désir d’expression individuelle freinée par les préjugés sociaux. À commencer par ceux de son père qui lui refuse l’accès aux cours de composition qu’il prodigue à Wolfgang. Logiquement, Féret double ce parcours déceptif de l’éveil de la jeune fille à la puberté, accentuant ainsi la violence qui lui est faite par la légitimité conquise et inextinguible de ses élans naturel (naissance au désir, sentiment de fertilité, besoin d’émancipation). Sa condition contraint Nannerl de choisir entre la création et la procréation. Le choix s’avère d’autant plus cruel que l’élan de vie se confond avec la poussée créatrice (la musique de Mozart en témoigne grandement et joue presque ici un rôle de pousse-au-crime). Nannerl ne peut rien produire. Elle en est empêchée, elle dont le corps et les idées bourgeonnent, elle dont les flots menstruels tâchent sa blanche robe de chambre alors que des notes de musique se battent dans sa tête pour en sortir. Le film de Féret est la mise en scène d’une obstruction. Peut-être plus, après tout, un drame de la stérilisation que de la stérilité. Un film de torture qui ne cesse d’enregistrer ce double mouvement : poussée vers la lumière (promesse d’une délivrance) et étouffement (avortement).
Là où l’on pouvait craindre les crispations muséales d’une reconstitution historique, Nannerl fait preuve d’une saisissante énergie romanesque, voire feuilletonesque. Qu’on en juge : le périple de la famille Mozart conduira l’aînée à se déguiser en homme pour approcher le dauphin du royaume de France et œuvrer, par lettres interposées, aux amours de Louise de France, enfermée par son père Louis XV dans une abbaye ; mais une idylle naît entre le Prince et Nannerl, favorisée par leur amour commun de la musique et dont nous vous passerons les détails… Pourtant, l’aspect le plus intéressant du film reste peut-être cette interférence qui naît entre deux regards de pères superposés et dirigés sur leurs filles respectives : celui de Leopold Mozart sur Nannerl, hyper-exigeant, inhibiteur, pétri des préjugés de l’époque et contraint à cette délicate acrobatie de concilier amour filial et business, vie de famille et vie d’entrepreneur, le cirque et ses coulisses ; celui du cinéaste qui filme sa propre fille (Marie Féret) à qui il offre le rôle-titre. Pourquoi est-ce forcément intéressant ? Parce que, d’une part, l’entité Nannerl/Marie devient une sorte de « super-fille », de fille au carré : c’est-à-dire quelqu’un qui doit sans cesse négocier avec une masse écrasante de déterminismes (les lois de la génétique redoublées). D’autre part, en réponse au rôle que son père-cinéaste lui attribue – à savoir un véritable sac de passions – la fille-actrice se renfrogne dans une immense bouderie, quasi bressonnienne. La sourde alliance entre son visage de cire, ses grands yeux de biche, ses lèvres purpurines emprunte les chemins d’une économie, d’une retenue à l’inverse de ce que l’on pouvait (innocemment) attendre du personnage (frustration, débordements, névrose et donc : acting out). Elle est amenée à parler si doucement, d’un ton presque neutre, effleure à ce point les consonnes, prononçant les mots comme pour s’en excuser, qu’on a toujours l’impression qu’elle se défend de quelque chose. Quelque chose en elle n’est pas Nannerl, quelque chose en elle n’est pas fille. Elle résiste. Elle lutte, comme dirait l’autre. Elle demeure l’apparition la plus concrète de ce film en demi-teinte qui donne l’impression de choisir en tout un moyen terme comme pour s’excuser, lui aussi, de ses fulgurances. Bon fils, trop bon fils.