La déception ressentie face Au cœur de l’océan est égale au pouvoir d’attraction qu’exerce encore aujourd’hui le mythe Moby Dick. Si l’on attendait quelque chose de cette relecture, c’est bien parce que l’ouvrage, par sa dramaturgie curieuse (une épopée patiente et entrecoupée de descriptions de la chasse à la baleine) et le mystère qu’il enrobe autour de sa créature, a inspiré de beaux films : l’étrange et inégale adaptation de John Huston et son final dantesque où la bête émerge enfin, et surtout Les Dents de la mer, dont le livre autant que le film ont emprunté à Melville. Au cœur de l’océan est à mille coudées de ces modèles. La faute à un programme limité, qui consiste à revisiter la légende en la retournant comme un gant. C’est le tout premier plan du film : on aperçoit le « démon blanc », à peine tapi dans l’ombre, masse numérique se voulant imposante mais qui illustre d’emblée le peu d’émerveillement que suscitera l’animal. Précisément parce que Moby Dick est la définition même d’un spectacle qui se mérite : il faut d’abord éprouver l’expérience de l’attente pour pleinement ressentir le frisson qu’éveille l’apparition de l’animal, cette sidération qui saisit le lecteur lorsqu’il imagine, par l’entremise d’un Achab contemplant les profondeurs, « remonter des abîmes, avec une merveilleuse vitesse, un tâche blanche vivante qui, d’abord, n’était pas plus grosse qu’une belette, mais qui grandit en montant jusqu’au moment où elle se retourna, et alors apparurent distinctement deux rangées de dents crochues, d’une blancheur éblouissante […]».
Tout, donc, est dans cette première image : consciemment, c’est son objectif, le film va prendre à rebrousse-poil l’œuvre de Melville. D’abord en s’intéressant à l’origine de son inspiration, la fameuse « histoire vraie », narrée sur le mode de la confession – on est loin de l’épopée. Puis, en inversant les rôles : Achab, l’estropié damné à la soif de vengeance inextinguible, est troqué pour un colosse blond (Chris Hemsworth) qui, lui, acceptera de baisser le fer et stopper cette rivalité inutile pour rejoindre femme et enfant. De la même façon, le rapport qui lie le capitaine du navire et le second est renversé : dans Moby Dick, le courageux et raisonné Starbuck était finalement entraîné dans la folie du capitaine, ici, Owen Chase occupe le centre de l’action et va mener son supérieur sur un chemin qui sera cette fois synonyme de rédemption. Et, surtout, la fameuse baleine blanche (c’est toutefois en vérité un grand cachalot) fait désormais moins l’objet d’une traque qu’elle ne pourchasse sans répit ces marins avides de dépouiller l’océan de ses ressources.
Huile frelatée
On le voit bien, l’étiquette de « l’histoire vraie » n’est qu’un prétexte, une convention qui semble nier le mythe pour mieux le réinvestir. En miroir de l’œuvre de Melville, le héros va réaliser l’horreur qu’incarne la chasse à la baleine pour finalement épargner l’animal titanesque. D’où, au fond, la trahison de l’esprit melvillien : en quittant le navire et les canots pour mieux plonger « au cœur de l’océan », le film tente de représenter la créature à la fois comme une entité terrifiante et un protecteur des eaux, la revanche personnifiée des baleines et cachalots massacrés. Aux enjeux métaphysiques et de classes, lourdement revisités et mixés dans une tambouille peu ragoûtante, le film ajoute ainsi un soupçon vegano-écolo, comme en témoigne la réplique finale (une évocation du pétrole comme remplacement de l’huile de baleine) et la révélation d’un acte de cannibalisme – soit la consommation de la viande taboue, le paroxysme de l’appétit monstrueux de l’homme. Cette entreprise de modernisation n’est toutefois pas au fond le véritable problème, mais plutôt un bon symptôme du vide formel du film, qui rejoue un imaginaire marin (tempête/monstre aquatique/îles exotiques/naufrage/île déserte/dérive) et empile les grilles de lecture plutôt que de soigner la dynamique du récit et les apparitions du cachalot géant, plates et sans intérêt.