C’est avec le prétexte du fait divers, comme 17 filles ou La Crème de la crème avant lui, que Bang Gang plonge dans le microcosme adolescent dont il fait le sujet et l’objet de sa fiction. À chaque fois on retrouve la représentation d’excès audacieux ou inconscients, censée nous porter des nouvelles de notre jeunesse, de son mode de vie et de ses codes à l’heure de l’apprentissage charnel, principale préoccupation de l’âge en question. Dans la tradition française, les teen-movies ont pris le pli d’une absence de distance : plongée sans recul ou contrepoint dans le point de vue des adolescents. Suivant cette tendance Eva Husson immerge sa caméra dans l’été sensuel et débridé d’un groupe de lycéens de la côte basque. L’idée ici semble être moins de glorifier l’excès de leurs pratiques ou d’en dénoncer l’immoralité que de donner à voir, et surtout à appréhender et sentir l’épanouissement de ces adolescents via la démesure charnelle de leurs « bang gangs » de l’après-midi (à mi-chemin entre l’action ou vérité géant et la partouze), et en creux la traditionnelle éducation sentimentale corrélée à cet apprentissage, annoncée par la citation de Jung placée en exergue au film.
Si, outre un prologue en forme de flash forward, le scénario prend son temps pour montrer la progressive plongée de ce groupe d’ados dans ces fêtes organisées avec le plus grand naturel chez l’un d’eux, l’immersion dans leur subjectivité est directe et se fait non seulement via l’habituelle absence des adultes du microcosme qu’ils se créent, mais surtout grâce à une attention particulière portée au matériau sensoriel du film, à un travail efficace sur la bande-son notamment. Les obsédantes saillies électro ou au contraire les silences assourdissants se font les relais de la subjectivité des protagonistes et accompagnent, par vagues et en plans rapprochés, les variations de leurs sentiments.
Sans aucun remords
Si malgré son sujet racoleur Bang Gang n’a finalement rien de tel, c’est bien grâce à cette attention salutaire que porte Eva Husson à ses personnages. Non seulement comme sujets, corps nus filmés sans pudeur artificielle ni glamour enjoliveur (des corps féminins notamment), mais avec le naturel de l’angle bien choisi, de la lumière bien travaillée, qui fait comprendre sans trop montrer, qui donne à voir l’excès sans dégoûter (à l’inverse par exemple d’À 14 ans, film récent qui filmait les mêmes soirées débridées avec une grande vulgarité). Mais aussi et surtout, la réalisatrice les filme sans aucun recul moralisateur, conséquence sans doute du naturel avec lequel elle parvient à filmer les corps presque dés-érotisés.
La principale qualité du film tient dans ce regard habile de la réalisatrice, dont c’est le premier long, qui porte une attention égale et simple, jamais caricaturale, à ses quatre protagonistes et à leurs corps. Alors même que leurs caractères semblent au départ se fondre dans une série de profils types (la belle fille populaire, le tombeur sûr de lui, le timide sérieux, etc.), Eva Husson retourne les attentes pour mieux surprendre et échapper au manichéisme propre au genre. Ces codes impliquent habituellement que l’audace et l’aisance des personnages est corollaire de leur bêtise, ou de leur popularité – dans une logique qui, dans une sorte de revanche rétrospective, met en valeur les personnages à l’adolescence difficile contre ceux aux mœurs légères. Ce n’est pas le cas dans ce film dans lequel aucun personnage n’est un prototype d’adolescent. Surtout, Eva Husson ne corrèle jamais l’anecdote et ses excès avec le désarroi adolescent dont les teen-movies font leur marque de fabrique. Ici les personnages sont sensés, conscients, responsables dans une certaine mesure, et ça change. C’est pour cela que les conséquences de cet été ne seront pour eux que médicales : le reste n’est qu’une question d’apprentissage. Le film refusant de livrer un discours moral sur la question, le dénouement évince tout jugement en faisant tomber la sentence sous la forme d’une MST partagée par tous, mais qui n’occasionnera aucun remord chez les protagonistes. Eux sont moins préoccupés par ce qu’ils ont fait que par ce qui est fait de leurs actes – en l’occurrence, la reprise en photos et vidéos de leurs ébats sur les réseaux sociaux. Dans la cohérence de son scénario Eva Husson distingue bien ces deux sphères – celle de l’intime, celle du social – et repousse les conséquences morales des bang gangs vers leur représentation digitale, affirmant par-là de nouveau que c’est à la construction de l’intime qu’elle s’intéresse avant tout.
Tu la sens, mon énergie ?
Au-delà de son anecdote bien menée et de ses partis pris moraux (ou absence de), assumés à juste titre, c’est vers les sens et la sensualité que s’opère le dégagement imaginaire de Bang Gang, malgré un épilogue conventionnel qui enferme ses personnages dans des préoccupations qui semblent être celles d’une autre génération. Malheureusement redoublée dans le dénouement par une voix off conclusive de l’aventure, l’attention du métrage à l’intime porte l’énergie de ce premier film réussi, redoublée donc par la musique électro de White Sea. La trame du film est d’ailleurs ponctuée par quelques regards-caméra offerts par ses protagonistes à des moments décisifs de leur été et de leur expérience. Si l’effet est comme toujours un peu lourd ou pataud, proposant une adresse trop directe au spectateur, il semble toutefois ici créer un amusant point aveugle dans l’anecdote – on ne sait pas trop au fond si ce sont des regards d’angoisse, des œillades de défi, ou les deux à la fois…
C’est que montrer le sexe au cinéma n’est plus un véritable enjeu. Nous avons eu La Vie d’Adèle ou Love avant Bang Gang, c’est pourquoi Eva Husson parvient à déborder et dépasser la question désormais banale de cette représentation cinématographique pour donner à sentir la vigueur de la jeunesse. Si le sexe donné à voir n’a plus rien de subversif, c’est dans les attachements particuliers et dans l’énergie sentimentale autant qu’organique que réside l’espoir contestataire de cette jeunesse. Si Bang Gang contient bien dans sa trame l’« histoire d’amour » induite par le sous-titre, on se plaît à croire que plus que celle de George et Gabriel, c’est celle de tous ces personnages entre eux : parce que l’anecdote ne sombre jamais dans le drame ou la caricature sociale et fait le choix de rester positive, sans pour autant embellir ou justifier l’extrême. Ainsi Bang Gang est une belle promesse : aussi bien pour la jeunesse qu’elle met en scène que pour sa jeune réalisatrice, à suivre de près.