Au précédent épisode, lors du festival de Cannes, nous avions conclu à un rabibochage avec Abdellatif Kechiche – après l’épouvantable Vénus noire –, à une Palme d’or méritée (rappelons qu’elle a été attribuée au cinéaste et aux deux interprètes principales) et à l’attente de revoir le film pour en dire, éventuellement, davantage. Voyons où nous mène l’eau qui a coulé sous les ponts depuis mai dernier.
Le titre dit bien l’ambition romanesque et biographique de cet ample récit – une libre adaptation de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh – méritant bien sa durée de trois heures. On va voir grandir Adèle, elle s’invente, devient femme, dans une narration trouée d’ellipses pas forcément immédiatement perceptibles, lui conférant une certaine singularité et une indéniable dynamique. La Vie d’Adèle débute par une scène de classe où il est question de littérature, et de Marivaux, puis de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. Il ne s’agit pas que d’un clin d’œil à L’Esquive, cela permet d’introduire, par le biais de la seconde, l’idée de prédestination de la rencontre amoureuse. Une nuit, comme visitée par une projection de ses désirs, Adèle (Adèle Exarchopoulos), seule dans sa chambre, fait apparaître une fille aux cheveux bleus furtivement croisée dans la rue. L’acte solitaire se fait, déjà, avec Emma (Léa Seydoux), annonçant cette passion brûlante. Il y a quelque chose de maudit dans cette manifestation nocturne, on pense à une succube prenant possession du corps de sa proie, s’infiltrant jusque dans son sommeil et ses rêves. Et cette prédestination va poursuivre Adèle, lui procurant un bonheur radieux lorsque cet amour est effectif et réciproque, avant que son contraire ne s’empare d’elle après la rupture.
La distinction ou l’abîme impossible à combler
On découvre donc Adèle en lycéenne : charmante, bonne élève passionnée de lettres, issue de la classe moyenne, ni bien ni mal dans sa peau : elle se cherche. Adolescente, comme chacun, elle s’intéresse à ses désirs, les expérimente d’une façon à la fois gaillarde et pataude. De la lecture de Marivaux, on passe, dans la scène suivante, à une discussion crue entre copines : « si ça le fait, je le nique. » Le cinéaste relie ainsi culture « légitime » classique et prosaïsme contemporain, rien de très neuf chez Kechiche. Pas plus que sa main lourde dans l’inscription sociologique des goûts et pratiques des uns et des autres, on assiste à des discussions plaquant La Distinction. Critique sociale du jugement, où Pierre Bourdieu délimite les capitaux culturels et économiques dans les champs où les individus évoluent en fonction de leur habitus. La « conversion » aux huîtres et au vin blanc (faisant suite à la « passion » des spaghettis et du vin rouge servi dans des verres Duralex) n’est évidemment pas le moment le plus fin du film. Mais Kechiche parvient aussi à en faire une matière dramaturgique puisque la « distinction » condamne en quelque sorte cet amour. À Emma l’ascension dans les cercles de l’art contemporain, à Adèle un manque d’ambition avec son métier d’institutrice, qui pourtant la passionne. Cette altérité fait d’abord naître une curiosité mutuelle avant qu’elle ne se transforme en écart, puis en fossé, et enfin en abîme impossible à combler.
À Cannes, nous avions pu comparer différentes approches du désir voire de l’érotisme dans le cinéma français : calamiteuse et simplette chez Rebecca Zlotowski (Grand Central, avec Léa Seydoux également), époustouflante et souveraine chez Alain Guiraudie (L’Inconnu du lac), sophistiquée et distanciée chez Yann Gonzalez (Les Rencontres d’après minuit). Si l’on retiendra sans doute davantage les actes sexuels, La Vie d’Adèle capte comme rarement la montée de ce désir, par la force des jeux de regards et les modalités d’agencement des corps. Kechiche a pu s’appuyer sur son talent dans la direction d’acteur, sortant de sa manche l’atout Adèle Exarchopoulos dans le rôle-titre, assez extraordinaire de variété et d’intensité, faisant apparaître sur son visage et son corps des états extrêmement forts et subtils. Belle idée aussi de « viriliser » Léa Seydoux en artiste lesbienne, de ne pas en faire ainsi « l’argument sexy » du film, davantage porté par sa partenaire. Aussi le cinéaste orchestre son filmage et son montage d’une manière beaucoup plus coulée qu’auparavant, si l’idée de transe demeure, celle-ci est plus tranquille, presque apaisée, tout en orchestrant des ruptures et des pics de tension, notamment la déchirante scène de rupture.
La Vie d’Adèle représente un cas étrange : un enthousiasme, des nuances, et des questions. Et il est difficile de faire semblant que l’eau n’a pas coulé sous les ponts depuis mai dernier : finis les baisers d’Adèle (Exarchopoulos) et Léa (Seydoux) à « Abdel » sur la scène du Grand Théâtre Lumière de la Croisette lors de la remise de la récompense. Le duo d’actrices a parlé en des termes plutôt fracassants d’un tournage éprouvant – euphémisme – sous la férule d’un tyran, avant que le trio peine à sauver les apparences lors d’une tournée outre-Atlantique en septembre. Alors que la carrière du film avait commencé à Cannes, en pleine tourmente sur la convention collective, à l’aune de la question des conditions de travail des techniciens sur le tournage, entre nous et le film s’est irrémédiablement tissé le brouillard opaque de la polémique : petite phrase aigre, jet de bile percutant, formule qui tue, ceci prenant place dans un vil bal des faux-culs. Tout ça s’avère parfait pour un post sur Facebook ou Twitter, pour une brève dans un fil d’info en continu, mais il s’agit surtout d’une exténuante machine à ne pas penser les objets dont il s’agit – les conditions de travail comme le film lui-même. En contrepoint, Abdellatif Kechiche a pu répondre par le biais de plusieurs entretiens.
Toute-puissance phallique du regard de l’auteur ?
Nous en sommes là avec La Vie d’Adèle, avec, malheureusement presque cette envie de passer son chemin pour se pencher sur autre chose. Chose tentante, mais qui serait tout de même assez paresseuse, et le film mérite que l’on s’y attarde. Le regard représente peut-être l’un des principaux enjeux de la Palme d’or. On a suffisamment parlé des scènes érotiques contenues dans cette histoire d’amour lesbien : étirées, intenses, troublantes, témoignant d’un engagement à peu près total des corps. Il y a, derrière la caméra, le regard de Kechiche et sa méthode basée sur la longueur et la répétition des prises, de façon à obtenir, ici plus encore, une forme d’abandon par l’épuisement des actrices. Et ce regard est indéniablement celui d’un homme sur des corps féminins : jeunes, et, du moins dans une forme d’acceptation canonique, beaux et désirables. Dans cette histoire d’amour homosexuel entre filles, il est fort probable que le regard ne sera pas hétéro ou homo-normé, mais plutôt dépendant du fait d’accepter la toute-puissance phallique du regard d’un auteur mâle, mettant ainsi en scène des corps de jeunes femmes.
Il serait caricatural d’avancer que les féministes pures et dures crieront à la réification quand, à l’opposé, les hétéro-machos-beaufs se rinceront l’œil dans le noir. Mais il y aura indéniablement une ligne de partage sur cette question. Elle a commencé à se dessiner lors du festival de Cannes, même si les tenants du regard prédateur de Kechiche fondant sur ses proies ont eu du mal à se faire entendre. Si l’un des enjeux de La Vie d’Adèle se situe dans le regard, on notera combien c’était déjà le cas dans Vénus noire. Le cinéaste-justicier y mettait en accusation le spectateur mis en abyme dans une assommante succession de scènes exposant un corps assujetti à la jouissance des yeux d’une assistance excitée par la singularité de Saartje, femme noire callipyge issue de la tribu des Bochimans. Qu’en est-il ici ? Difficile d’user du raccourci qui voudrait que La Vie d’Adèle flatte le regard – du moins certains – quand Vénus noire usait du fouet. Étrange rebond d’un film à l’autre cependant, même s’il serait beaucoup trop simpliste et rhétorique de conclure au fait que La Vie d’Adèle serait un Vénus noire – aguicheur, aimable, regardable – qui ne dirait pas son nom. Cette fois le voyeur serait non le seul spectateur mais ce dernier soumis et relié au regard de Kechiche. Avec la sortie de la Palme d’or 2013, après avoir fait s’asseoir le spectateur face à un film transformé en tribunal – Vénus noire –, il est tentant de faire siéger le cinéaste, au moins son regard. Et cet étrange constat : si le film dégage une générosité indéniable et une acuité souvent éclatante, ce regard vorace ne semble pas franchement des plus innocents.