Dans Beaucoup de bruit pour rien, comédie de William Shakespeare publiée en 1600, les jeux de quiproquos et le marivaudage avant l’heure cachent une détresse et une noirceur contenues derrière le masque de personnages névrosés. C’est en substance ce que révèle l’adaptation proposée par Joss Whedon. À cent lieues d’Avengers, le créateur de Buffy the Vampire Slayer et Firefly livre un film plus personnel que jamais.
Shakespeare respire
Beaucoup de bruit pour rien n’est pas une pièce de Shakespeare facile à adapter. L’importance de la conversation par rapport à l’action peut rendre la tentative indigeste. Pourtant, la différence entre la démarche de Whedon et la sage version de Beaucoup de bruit pour rien par Kenneth Branagh s’impose peu à peu pour révéler un point de vue tranché sur la pièce. De prime abord, le texte dense et sophistiqué est d’autant plus déstabilisant que la mise en scène de Joss Whedon est didactique dans le premier quart d’heure du film. Les anachronismes choquent l’oreille, plus que dans Roméo + Juliette de Baz Luhrmann, où le décalage était si radical entre le texte shakespearien et l’univers azimuté du réalisateur australien que les écarts étaient finalement plus faciles à intégrer. Mais, dans la torpeur d’une musique jazzy, sous l’effet de l’alcool, la folie emporte doucement les êtres réunis dans une maison à la topographie théâtrale par essence.
La cuisine ouverte, les multiples balcons, les escaliers intérieurs et extérieurs, les grandes baies vitrées, le jardin en terrasses étagées possèdent un potentiel scénique exploité avec richesse pour aérer le texte, multiplier les chassés-croisés et construire la vivacité des échanges. La tension entre cinéma et théâtre était déjà bien visible dans le travail de Joss Whedon pour la télévision. Toutes ses séries sont habitées par une théâtralité pensée au service de la représentation audiovisuelle : pour mettre en valeur les tensions dramatiques comme le surgissement d’instants comiques. La bibliothèque du lycée de Sunnydale, puis la boutique de magie dans Buffy the Vampire Slayer, l’hôtel d’Angel Investigations puis le quartier général de Wolfram & Hart dans Angel, les bureaux à mezzanine de Dollhouse, tout comme le vaisseau de Firefly sont autant d’espaces théâtraux, avec leur scène principale, leurs balcons, leurs coulisses. Le même dispositif de réalisation est déployé et multiplié pour adapter la comédie shakespearienne dans sa dimension duelle, entre légèreté et gravité.
L’emploi du noir et blanc souligne non seulement la photogénie d’une maison érigée au rang de personnage, mais accentue aussi le contraste entre les deux couples de l’intrigue romantique : Claudio et Héro, les amoureux naïfs, prêts à se marier, et Béatrice et Bénédict, les amants orgueilleux, incapables de s’avouer leurs sentiments par peur du carcan matrimonial. La couleur se fait parfois regretter, comme dans ces scènes nocturnes, teintées d’onirisme, où la lueur des bougies balaie les masques de carnaval, dans un jardin envahi de trapézistes et de musiciens. Mais les noirs tranchés viennent donner corps à l’obscurité des cœurs, dans cette histoire où le mensonge succède au non-dit dans une relecture sensuelle de la pièce.
Bienvenue dans le Whedonverse
Soyons clairs : Beaucoup de bruit pour rien est avant tout une double déclaration d’amour de Joss Whedon à ses acteurs et à ses fans. En ceci, le non-initié peut se sentir exclu, car le film s’apprécie d’autant plus que l’on connaît l’ensemble des créations sérielles et cinématographiques du scénariste et réalisateur. On savait déjà Whedon roi de l’intertextualité, multipliant volontairement les références cinématographiques et subculturelles dans ses séries. À présent, le système est intériorisé dans une filmographie où toute production constitue un élément signifiant par son intégration dans l’œuvre whedonesque.
Si la mise en scène de Beaucoup de bruit pour rien fourmille de petites idées simples et efficaces pour dynamiser le texte et faire rire le spectateur, elle est surtout délectable pour qui connaît le pré-construit des acteurs. Ainsi Alexis Denisof travaille avec un plaisir visible le caractère raide et ridicule de Bénédict, rappelant le personnage de Wesley dans Buffy the Vampire Slayer et Angel. La partition proposée lui permet à nouveau de partager son jeu entre humour et gravité dans des apartés sportifs. Beaucoup de bruit pour rien ramène à la vie son duo romantique avec Amy Acker, près de dix ans après la fin tragique de leur histoire dans Angel. Le dernier plan du film est à ce titre un cadeau à destination des fans, conclusion heureuse d’une réunion si longtemps différée. En outre, l’interprète de la douce Fred Burkle offre ici un nouveau visage sous les traits emportés de Béatrice. De même, Nathan Fillion (Buffy, Firefly, Dr Horrible’s Sing-Along Blog) s’amuse à raison dans le rôle de Dogberry, aux côtés de Tom Lenk, dans un rôle de faire-valoir proche de sa partition dans Buffy.
La précipitation du tournage en douze jours a imposé de jouer la sécurité sur un certain nombre de points en termes de réalisation (simplicité du cadrage, noir et blanc) comme de mise en scène (acteurs rompus aux emplois proposés). Et cela se sent. Joss Whedon propose donc un bel exercice de style, mais sa maison nécessite de nombreuses clés pour être parcourue avec un plaisir complet.