Le 21 janvier 2014, nous avons pu rencontrer Joss Whedon dans le cadre d’une table-ronde autour de la sortie du film Beaucoup de bruit pour rien. Ces trente minutes furent aussi riches que frustrantes, tant les questions étaient nombreuses à l’idée de rencontrer le créateur de séries et réalisateur de cinéma. En évoquant son récent travail sur Beaucoup de bruit pour rien, c’est toute une carrière que nous avons revisitée à vitesse grand V : de Buffy the Vampire Slayer (1997-2003), la série qui lui permet de rencontrer un premier succès d’estime, à Avengers, qui fait de lui une figure publique. Le « nous » supplante souvent le « je » dans la bouche de Whedon, chez qui l’esprit de troupe informe constamment le travail et alimente l’inspiration.
Pour commencer, pourriez-vous commenter à la fois le choix de la pièce et du lieu de tournage ?
Cette maison, c’est le plus bel endroit de Los Angeles. Nous parlions depuis un moment de faire un film avec un petit budget et j’ai toujours eu en tête que je voulais filmer cette maison. Mon plus grand regret, c’est que nous n’ayons pas eu de steadycam tout le temps pour circuler dans la maison autant que je l’aurais voulu. Mais cette maison est très photogénique, l’espace y est cinématographique en soi. En fait, j’avais trois personnages principaux : Amy (Acker), Alexis (Denisof) et cette maison, qui est magnifique à l’image et attendait juste la bonne histoire pour être filmée à son avantage.
Après, arrive Shakespeare. Avec ma femme, on avait déjà parlé de faire quelque chose autour de Beaucoup de bruit pour rien, mais c’est seulement après Avengers qu’elle m’a poussé à le faire. Le fait de tourner dans notre propre maison, cela nous permettait d’être indépendants dans notre organisation et de bien gérer notre très petit budget. De plus, nous savions que la maison elle-même influencerait l’ambiance du film. Avec son côté élégant et ouvert, elle se prête aux quiproquos et aux jeux d’espionnage entre les personnages.
Shakespeare est un auteur à part pour vous, non ? Vous avez l’habitude de le lire et de le faire lire…
Nous avions l’habitude de le lire à la maison. Il y a eu une période après Buffy et Angel, pendant quelques mois, et même quelques années, je voyais des amis, des auteurs, des acteurs et on lisait pour le plaisir. Amy et Alexis avaient travaillé Beaucoup de bruit pour rien dix ans plus tôt, ils connaissaient déjà les rôles de Béatrice et Bénédict. Et je me disais que, si je devais un jour adapter cette pièce au cinéma, ce seraient eux deux que je choisirais pour ces rôles. Mais, quand on faisait des lectures, je ne filmais rien (délibérément). Quand on travaille pour le cinéma et la télévision, l’idée de quelque chose de purement théâtral, de jouer juste pour le plaisir d’un instant éphémère, c’est très gratifiant. On voulait juste s’asseoir ensemble et passer un bon moment. Dans ce cas-là, personne ne vous juge, même si bien sûr vous vous jugez vous-mêmes. L’idée de faire un film est venue plus tard mais, encore une fois, c’était juste pour le plaisir. Ce qui comptait, c’était de la faire tous ensemble, le résultat pouvait très bien tomber aux oubliettes. Ce serait juste quelque chose dont on se souviendrait, nous. Et puis un lieu différent aurait pu inspirer l’adaptation d’une autre pièce. Tout a été question de circonstances en somme.
Ces longues séances de lecture ont-elles beaucoup influencé le travail de réalisation ?
Ce film, c’était l’idée que je me faisais de bonnes vacances. Mais comme je produisais, je devais aussi faire le casting, penser à l’organisation du catering. En dehors du fait de se libérer des tensions habituelles et d’être terre-à-terre, ce projet a permis de voir des choses chez les gens qu’ils ne savaient pas qu’ils pouvaient faire ou qu’ils n’avaient jamais montré avant. Le meilleur exemple, c’est le cas d’Amy Acker. Elle interprétait un personnage naïf et fragile dans la série Angel. Amy elle-même est plutôt calme, c’est une Texane pleine d’énergie avec un petit côté maladroit. Puis je l’ai vu sur scène en Lady Capulet, pleine de rage. Il y avait donc une autre face d’elle, puissante, que je n’avais encore jamais vue. Quand elle vous regarde en colère, elle produit un effet très saisissant ! Elle m’a effrayé et j’ai adoré ça.
À la première lecture de Shakespeare que j’ai organisée chez moi, longtemps avant ce projet sur Beaucoup de bruit pour rien, nous étions tous tellement nerveux ! Les acteurs se disaient : « Je suis acteur, je dois être bon ! ». Et moi : « Je ne suis pas acteur, je ne vais pas être bon ! ». Donc nous avons…bu. ! Et je me suis assis au piano, avec Tony Head (N.D.L.R. : Anthony Stewart Head, Buffy the Vampire Slayer) pour m’accompagner au chant, même si je n’aime pas jouer du piano en public car je ne suis pas très bon. C’est de là qu’est né l’épisode musical de Buffy, parce que soudain tout le monde s’est mis à chanter. Certains étaient vraiment très bons ! L’important, ce n’était pas Shakespeare, à ce moment-là comme maintenant, c’était juste l’idée de se retrouver ensemble, dans un environnement artistique, amical et (très) bienveillant. Et là, je repérais : « Tiens, tu peux faire ceci, et toi tu sais faire cela… ». D’ailleurs, j’ai raté quelque chose pour Beaucoup de bruit pour rien. Je ne me suis rendu compte qu’après le tournage que Jillian Morgese, qui joue Héro, pouvait jongler. Et j’ai alors pensé que pour ce plan avec son père dans la cuisine, il aurait été tellement mieux, au lieu de jouer avec son masque, qu’elle soit en train de jongler ! (Et merde !). Mais… Venez voir le film malgré l’absence de jonglage ! Ça va être notre tagline…
Finalement, pourquoi avez-vous choisi Beaucoup de bruit pour rien plutôt qu’une autre pièce de Shakespeare ?
Vous savez, il y avait déjà la question de faire le film en douze jours… et douze nuits. Beaucoup de bruit est très moderne. Il s’agit d’une pièce de conversation, construite sur une structure à laquelle les gens peuvent adhérer car on y trouve déjà le canevas de la comédie romantique. En plus, la pièce possède un caractère d’unité qui facilite un tournage rapide. C’était très pratique. Mais au-delà de ces éléments qui m’incitaient à vouloir adapter cette pièce depuis un moment, quand je m’y suis mis vraiment, je me suis rendu compte que Beaucoup de bruit possédait plus de noirceur que toute autre comédie. C’est une pièce très cynique. Ça nous faisait penser aux comédies de Billy Wilder et Preston Sturges, avec ce côté si méchant mais si drôle. En relisant Beaucoup de bruit pour rien, j’ai vraiment réalisé à quel point la pièce possédait aussi ce caractère ambivalent. Et si cela se cristallise dans les personnages de Bénédict et Béatrice, ça contamine aussi toute la distribution. D’ailleurs les personnages secondaires sont aussi très bien écrits, ils ont une vraie profondeur. Et cela m’attirait beaucoup.
On retrouve essentiellement des acteurs avec lesquels vous avez déjà travaillé pour d’autres films ou séries. Avez-vous beaucoup pensé à ce passé commun lorsque vous les avez choisis pour ce nouveau film ?
Je savais que réunir Alexis et Amy était une chance. C’est eux que je voulais absolument pour les rôles de Bénédict et Béatrice. Ensuite, pour jouer Dogberry, je ne pouvais imaginer personne d’autre que Nathan (N.D.L.R : Nathan Fillion, Buffy the Vampire Slayer, Doctor Horrible’s Sing-Along Blog, Firefly / Serenity). Pour le reste du casting, j’avais pensé à des gens en premier choix et je les ai tous obtenus. J’ai réussi à connaître le planning de chacun, ce qui m’a permis de les avoir ensemble en même temps. Cela aurait pu prendre une autre tournure avec d’autres acteurs et j’avais prévu des alternatives. Mais je suis content d’avoir pu réunir les acteurs que je voulais, car ils m’ont prouvé qu’ils étaient faits pour ces rôles, même s’ils ont un bagage artistique très différent. Amy et Alexis ont une formation classique et sont habitués à jouer au théâtre, tout comme Fran (N.D.L.R : Fran Kranz, Dollhouse). Et puis, à mes yeux, tous avaient quelque chose d’indispensable et unique pour leurs rôles respectifs. Personne ne sait être pompeux comme Nathan, qui incarne parfaitement ce complet idiot avec la conviction d’être un grand héros. Sean Maher n’avait jamais joué de méchant. Il est bien trop beau pour n’avoir jamais joué de méchant ! Je savais qu’il jouerait Don Juan avec la même sincérité qu’il jouait Simon Tam (Firefly / Serenity). En fait, je devais jouer la sécurité en raison des délais brefs. Donc j’avais besoin de gens que je connaissais bien. Et en même temps, jouer la sécurité signifiait aussi avoir des acteurs qui me donneraient quelque chose que je n’attendais peut-être pas, des acteurs qui seraient force de propositions, qui iraient plus loin que le texte, même si avec Shakespeare tout est déjà très précis.
Dans votre expérience de spectateur, quelles adaptations de Shakespeare avez-vous trouvé les plus intéressantes ?
J’adore la version de Beaucoup de bruit pour rien faite par Branagh. Mais, dans ses adaptations de Shakespeare, je retiendrais d’abord Henry V. Je n’ai jamais oublié ce film, il m’a beaucoup marqué. Je pense que l’adaptation d’Hamlet avec Ethan Hawke est un peu sous-estimée (N.D.R.L. : M. Almereyda, 2000). J’aime beaucoup Roméo et Juliette, la version de Baz (N.D.R.L : B. Luhrmann, 1996). C’est plus « le Baz » que le texte que j’apprécie. Mais c’est toujours drôle de voir ce que les réalisateurs vont faire d’un texte classique, comment ils vont l’interpréter. J’ai aussi été marqué par les Othello d’Orson Welles (1952) et d’Oliver Parker (1995). Mais, dans l’œuvre de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien reste tellement moderne !
Et le travail de Kurosawa autour de Shakespeare ?
J’aime beaucoup Ran. J’aime Kurosawa. Mais c’est vrai que ça ne me vient pas en premier à l’esprit pour vous répondre, car on est dans un autre territoire, très personnel. Quand j’ai parlé de tourner Beaucoup de bruit pour rien, la question qu’on me posait tout le temps était : « Garderas-tu le texte ? » J’en étais fou ! Pour moi, c’était évident. Les œuvres de Shakespeare contiennent de bonnes intrigues, entendons-nous bien. Mais, pour moi, la force de Shakespeare est dans sa langue. C’est le plus important. Un film comme Dix bonnes raisons de te larguer (N.D.R.L. : inspiré de La Mégère apprivoisée), c’est bien mignon, mais pour moi on est dans une autre catégorie… Même si l’intrigue est sacrément bonne, je ne vais pas mentir.
Dans Beaucoup de bruit pour rien, on remarque de nombreux liens avec votre travail antérieur : les bons mots, les dialogues rapides, la dimension chorale, l’importance d’un ensemble…
Je… Je suis d’accord ! Certaines personnes disaient : « Oh, ça va être tellement différent des Avengers ! » Mais, en fait, pas tant que ça. À chaque fois, pour les personnages, il est question de trouver sa place, de servir à quelque chose. Dans mon travail, c’est évident, je raconte des histoires sur des figures héroïques, mais une partie de moi est surtout intéressée par ceux qui n’ont rien d’héroïque. Dans Beaucoup de bruit pour rien c’est aussi ça. Bénédict et Béatrice sont les héros de l’histoire et sont des héros dans la performance de leurs conversations. Ils ont des répliques magnifiques et des scènes valorisantes. En plus, ils sont interprétés par de superbes acteurs. Mais cette dimension héroïque, elle est importante chez tous les personnages selon moi. Mon travail, c’est de tout faire pour la révéler. Le parlé rapide (« the fast talking »), c’est lié à mes sources d’inspiration : Billy Wilder, Howard Hawks… J’ai pensé la mise en scène de Beaucoup de bruit pour rien comme celle d’une comédie noire. Alors, comme le parlé rapide fait partie du genre, il allait de soi. Je pensais à des films comme La Garçonnière (Billy Wilder, 1960) ou Infidèlement vôtre (Preston Sturges, 1948), avec des longs déroulements dramatiques, très sombres, mais construits aussi sur des ruptures de rythme et des répliques vives, au débit très rapide. J’adore ça !
On ne peut s’empêcher de voir Béatrice comme un mélange des principaux personnages féminins de vos séries. D’une certaine façon, serait-ce Shakespeare qui vous a inspiré pour ces personnages ?
Béatrice est l’héroïne la plus moderne de Shakespeare, j’ai mis du temps à le réaliser. Mais, en devenant plus vieux, je prends conscience que j’ai dit des choses à travers mes séries dont je ne me rendais pas compte au départ. Je trouve aussi que je reste très influencé par les choses que j’aimais quand j’étais jeune. Et, parfois, en revoyant mon travail, je me suis déjà dit : « Ah oui, tiens, ça, je l’ai volé à Shakespeare ! ». Beaucoup de bruit pour rien est une pièce si vieille et si brillamment féministe ! Rien que de la lire à voix haute et d’entendre Amy le faire, ça devenait frappant comme jamais, alors que j’avais lu la pièce plein de fois depuis mon enfance. Et ça me choquait toujours positivement. La colère et la vérité que cette pièce contient étaient excitantes. Je dirais que ma lecture du personnage de Béatrice aujourd’hui est aussi informée par mes travaux antérieurs, ça va dans les deux sens.
Par rapport à la pièce, il y a beaucoup de sexualité dans le film, dans des scènes assez explicites, comme entre Don Juan et Conrad. Au passage, vous avez transformé Conrad en personnage féminin. Pouvez-vous nous expliquer ces choix ?
Vous savez, euh… (en aparté : parce que c’est génial !). Mon interprétation de la pièce tend à la montrer comme une fête hors de contrôle. C’est pour ça qu’ils boivent tout le temps, je trouvais ça drôle. Même si, après, j’ai souvent dû expliquer que nous ne buvions pas vraiment sur le tournage… On travaillait très dur ! (avec un grand sourire). On buvait vraiment après… Mais, pour ma mise en scène, je voulais que les tensions entre les personnages soient plus claires et palpables. Je voulais faire monter la température, que ce soit sombre et sexy. J’imaginais Beaucoup de bruit pour rien comme le genre de fête où tout le monde prend de l’ecstasy : le lendemain au réveil, ils en ont oublié une partie, mais savent qu’ils sont allés trop loin. De fait, Conrad et Don Juan étaient importants pour construire ça. Dans leurs dialogues, il y a déjà pour moi une forme de séduction, que j’ai simplement rendu plus explicite. Don Juan est le méchant et il ne peut pas seulement passer son temps à expliquer comment il va être le grand méchant, encore et encore. Il faut donner une contenance à son discours, donc j’ai utilisé pour ça l’attraction et le rapport de séduction avec Conrad. Leur connexion s’établit par leur méchanceté commune. Vous savez qu’ils sont déviants d’ailleurs car ils boivent du saké tous les deux. Sur le tournage, je me disais : « Que vont-ils boire ? Ah, j’ai un set à saké, prenons ça ! » On sait qu’ils sont probablement les méchants de l’histoire dès le départ, car ils ne boivent pas de whisky, mais du saké (rire). Enfin, ça me semblait juste de construire cette connexion érotique entre Don Juan et Conrad. Je me suis dit que les gens allaient peut-être être dérangés par ça et, soyons honnêtes, il y a de quoi. Mais il fallait qu’il y ait des tensions physiques entre les personnages, pas seulement des échanges de bons mots. C’est vrai aussi pour Béatrice et Bénédict dans une certaine mesure. Je suis sûr que Shakespeare aurait mis beaucoup de scènes de sexe dans ses pièces s’il y avait été autorisé ! Mais c’est déjà présent en sous-texte. Je voulais aussi que la situation entre la suivante Margaret et le jeune Borachio soit bien comprise : il l’a fait s’habiller comme Héro et couche avec elle, en étant forcé de le faire. C’est triste pour eux deux et ça fait sens dans la déviance qui habite toute cette pièce.
Vous êtes passé plusieurs fois de projets de dimension industrielle à des petites productions : de Avengers à Beaucoup de bruit, de séries à succès comme Buffy et Angel à une websérie comme Doctor Horrible’s Sing-Along Blog, réalisée pendant la grève des scénaristes de 2008. Naviguer entre ces différents systèmes de productions, est-ce quelque chose que vous voulez de continuer à faire ?
C’est vrai que j’ai toujours fait… (Joss Whedon décrit une sinusoïde du doigt, en chantonnant) Je suis toujours passé de l’un à l’autre. C’est un énorme privilège de créer quelque chose qui demande de travailler sur une échelle énorme et prend beaucoup de temps, puis de faire autre chose très vite, surtout quand c’est un projet drôle et vif comme Beaucoup de bruit. C’est agréable de pouvoir se dire très vite : « Je voulais le faire et ça y est, c’est fait ! » En fait, j’aime faire les deux. Je ne suis jamais sûr de ce qui va venir ensuite. Je ne cherche pas à alterner de façon réfléchie ces deux modes de travail. J’aime les deux. Je ne vais jamais être le meilleur en rien, mais j’aime tout essayer. On me demande parfois : « Quel sera votre prochain Shakespeare ? » Je n’avais jamais fait de travail d’adaptation comme celui-ci et je l’ai fait. Maintenant, il y a plein d’autres choses que je n’ai pas encore faites et que je suis curieux d’essayer. Je veux juste tout explorer. À chaque projet, je veux apprendre de nouvelles choses. Par exemple, pour Beaucoup de bruit, j’ai composé ma première musique de film. C’est terrifiant et excitant en même temps de sentir que je vais toujours me lancer dans quelque chose d’inconnu.
Travailler en noir et blanc, c’était aussi une première pour vous. Était-ce évident tout de suite ou était-ce un choix de tournage ?
Ça a été évident une fois qu’on a fait le choix ! En fait, ça a été la combinaison de choix artistiques et pratiques. D’un point de vue artistique, tous les films que j’imagine sont en noir et blanc (avant d’exister en couleurs). Pour Beaucoup de bruit pour rien, j’ai fait un essai en couleurs, mais la prise était très sombre. Les costumes et les robes ne rendaient pas bien. Et je ne voulais pas que ça ressemble juste à une vidéo de vacances faite dans un jardin (même si techniquement, ça l’était !). En même temps, je sentais qu’il y avait quelque chose de très élégant dans cet espace et dans le mouvement des acteurs, même si on sentait que quelque chose n’allait pas dans le cadre. Le noir et blanc a permis de mieux transmettre cela. Par ailleurs, quand le soleil descend, on doit rajouter un éclairage artificiel. C’est arrivé un certain nombre de fois sur ce tournage. Dans de tels cas, on modifie la température de couleur de l’image par rapport aux prises faites plus tôt, en éclairage naturel. Le noir et blanc permet de masquer ces problèmes de raccords lumière et de mélanger des prises où le même décor ne rendrait pas du tout de la même façon s’il était filmé en couleurs. Le noir et blanc permet de lisser un peu ces différences, ce qui est pratique lorsqu’on a très peu de temps pour filmer comme pour monter. Quand j’ai suggéré le noir et blanc à Kai (N.D.R.L. : Kai Cole, coproductrice du film et épouse de J. Whedon), elle m’a répondu que c’était évident car ça soutenait complètement ma vision de l’univers noir de Beaucoup de bruit. Et elle avait raison. Il y a eu quelques moments où j’ai regretté la couleur tout de même. Par exemple, lorsque nous avons tourné la scène avec Fran Kranz dans la piscine à une heure magique en termes de lumière. Nous tournions de l’aube à la nuit, sous des degrés d’ensoleillements très différents, mais cette fois-là je me suis dit : « Si seulement on avait tourné en couleur ! » Mais, en général, le noir et blanc m’a semblé tout à fait approprié pour construire l’ambiance souhaitée.
Vous avez décrit Béatrice comme une figure presque féministe. Pour beaucoup de jeunes femmes aujourd’hui, Buffy constitue une part importante de leur culture et même de leur vie. Comment gérez-vous cette responsabilité ?
Je voulais que Buffy inspire les gens car elle était importante pour moi, et ça s’est produit. C’est vrai que j’ai pu me définir comme féministe dans le passé et maintenant je suis toujours identifié comme ça. Quand vous êtes un artiste et que vous vous identifiez comme ci ou comme ça, tout ce que vous faites ensuite est jugé en fonction de cette seule étiquette. Ça peut masquer les subtilités de ce que vous faites. Alors certains veulent toujours interpréter votre travail d’une façon particulière et cherchent des messages féministes partout. Après on me reproche : « Tiens, celle-là est une figure féministe, mais celle-ci est faible ? Pourquoi un personnage de femme faible, vous avez dit que vous étiez féministe ? » Mais, dans une histoire, on parcourt un large spectre de personnalités et l’on ne poursuit pas une idée unique, ce que certains spectateurs ne parviennent pas toujours à accepter. Parfois, je me dis que j’aurais mieux fait de me taire, de ne jamais faire preuve d’engagement ou de ne jamais exprimer de point de vue politique. Mais il faut prendre la parole, car le monde n’est pas tel qu’il devrait être. La diatribe de Béatrice sur sa condition de femme date d’il y a 400 ans et elle fait encore sens. Je suis donc très content qu’aujourd’hui les gens comprennent et trouvent quelque chose d’important pour eux dans Buffy en particulier. Sa force est d’abord celle qu’elle offre aux spectateurs. D’ailleurs, aujourd’hui je me rends compte que j’ai créé le personnage de Buffy pour me donner de la force à moi-même. Je ne le savais pas à l’époque. La personne qu’elle essayait de sauver, la personne qu’elle sauvait chaque semaine en existant et qui voulait devenir elle en grandissant : c’était moi.
Comment réagissez-vous à l’existence de départements de Whedon Studies, et particulièrement de Buffy Studies dans certaines universités américaines ?
Tout ce qui se fait en popculture mérite d’être étudié à un niveau ou un autre, pour comprendre pourquoi tant de gens y prêtent attention, savoir pourquoi certains phénomènes culturels se développent et réfléchir à ce qui pourra venir ensuite. En outre, sur Buffy, j’ai travaillé très dur épisode après épisode avec mon équipe, en me posant beaucoup de questions à différents degrés, en travaillant sur des références. Toutes les semaines, nous défendions des intentions précises, nous essayions de faire toujours plus et de créer quelque chose d’unique. Donc ça ne me paraît pas fou que tout ce travail soit étudié par d’autres. Je ne sais pas si Buffy restera dans le temps et je ne dis pas que c’est du grand art, mais nous avons sûrement travaillé plus dur sur cette série que les étudiants le font sur leurs dissertations ! Plus sérieusement, tout ce nous avons fait, c’était pour les fans. Donc je n’ai pas de problème avec tout ça.
Mais vous ne trouvez pas dommage qu’il n’y ait pas plus d’héroïnes féminines, en particulier dans l’univers des super-héros ? À l’exception peut-être d’Hunger Games, c’est le néant…
J’espère qu’Hunger Games va faire des émules, mais ça va prendre du temps. Peut-être que ce sera moi, peut-être quelqu’un d’autre, mais il faudra que les choses bougent car elles ne sont pas ce qu’elles devraient être. Ma plus grande satisfaction à propos d’Avengers, c’est que Black Widow ait été récemment ajoutée aux personnages de princesses dans les parades de Disneyland. Maintenant les enfants se font photographier avec elle.
Comment expliquez-vous que le projet Wonder Woman n’ait jamais abouti ?
Ça n’allait jamais se faire… Un film aussi important en termes de production avec une femme seule en tête d’affiche, cela semblait trop risqué pour les financeurs. Le système n’est pas encore prêt pour ça. Mais quand les gens commencent à voir ce que vous pouvez faire un peu différemment, on peut espérer un avenir meilleur pour les super-héroïnes. Depuis cinq ans, Marvel Entertainment a beaucoup évolué, mais n’a pas encore fait de film avec une femme en tête d’affiche. Ils commencent à voir ce que peut vraiment être un film de super-héros, mais ils n’y sont pas encore concernant les femmes. Dans ce domaine, Hunger Games reste la meilleure chose qui soit arrivée ces derniers temps. Jennifer Lawrence en général est la meilleure chose qui soit arrivée au cinéma depuis un moment ! Winter’s Bone (Debra Granik, 2011) est un de mes films préférés au passage. Mais quelqu’un va devoir pousser dans cette direction, parce que ça ne peut pas durer comme ça. Ne me demandez pas pourquoi ça l’est encore. Je ne sais pas, je ne comprends pas… Ça n’a pas de sens pour moi. Tout le monde trouve une excuse pour ne pas le faire, peut-être juste parce que c’est inédit, ou peut-être à cause de Catwoman ! (sourire). C’est tout ce que je peux dire !
Mais il y a quand même des précédents avec Alien et le personnage de Ripley…
Oui, Cameron l’a fait avec Ripley, même si ce n’était pas prévu comme ça au départ. Dans une certaine mesure, il a aussi fait de Sarah Connor une super-héroïne et le personnage joué par Mary Elizabeth Mastrantonio dans Abyss est très fort. Mais, dans ces deux cas-là, ce ne sont pas elles les têtes d’affiches. Et ça reste exceptionnel.
Aimeriez-vous voir Buffy Summers et les héroïnes féminines du Buffyverse sur grand écran un jour ? On entend souvent des rumeurs à ce sujet depuis dix ans. Mais vous, ça vous plairait ?
Ça pourrait être intéressant, mais j’aimerais surtout travailler sur des univers et des personnages nouveaux. J’ai passé tellement de temps à travailler sur Buffy, entre la série, le dessin animé, les comics… Ça fait beaucoup. Et j’ai envie de me remettre à écrire des choses personnelles. Ces dernières années, entre La Cabane dans les bois, Avengers et Beaucoup de bruit pour rien, j’ai travaillé sur plusieurs projets dont soit l’idée ne venait pas de moi, soit je n’avais pas écrit le script original. Donc j’ai envie d’écrire, de revenir à l’essentiel, de commencer à zéro sur un nouveau projet. C’est plus important que de revisiter ma gloire passée. Je suis encore viable comme artiste, non ? (rire)