Il est clair qu’avec Black Swan, Darren Aronofsky a voulu réaliser son Perfect Blue. Dans ce chef-d’œuvre du film d’animation, signé par le regretté Satoshi Kon, on plongeait dans les névroses de Mima, jeune idole japonaise de pop sucrée, à l’aube de sa reconversion en tant qu’actrice. Nina, ballerine du New York City Ballet, est la cousine américaine de Mima. Il n’y a pas que leurs noms et leurs âges qui se superposent. Toutes deux s’attifent des mêmes froufrous pour les besoins du spectacle. Toutes deux se trouvent à un tournant capital de leur carrière, où la pression atteint des sommets, où les rivalités s’aiguisent. Toutes deux occupent cette place, au centre des regards, qui conduit insensiblement à la schizophrénie. Toutes deux sentent, alors que leur image s’éparpille dans le prisme d’un grand rôle, qu’un double tente de s’imposer à leur place. Toutes deux, enfin, voient la réalité chavirer sous leurs pieds.
Mais Aronofsky n’est pas obnubilé par son modèle et sait s’en écarter. Nina obtient le rôle principal du « Lac des Cygnes » qui exige de son interprète une totale ambivalence : grâce et pureté pour le Cygne blanc, séduction et malignité pour le Cygne noir. Mais Nina est trop bonne élève. Elle excelle dans la partie « blanche » de son rôle et peine à donner vie à sa partie « noire ». Son perfectionnisme, qui ne se permet aucune fantaisie, frise la rigidité. La jeune danseuse vit encore sous l’égide de sa mère, qui transfère sur elle ses propres rêves de gloire déçue. Nina, qui a l’orgueil de vouloir plaire, ne s’autorise aucune faute. Car, sous l’œil de la mère, l’erreur, la faute, c’est aussi la Faute biblique. Sa fille est une vierge : elle ne sait pas jouir, voilà ce qui lui manque. Le jour où une nouvelle danseuse, Lily (Mila Kunis) – libre, jouisseuse, diablement sexuée – fait son entrée dans la troupe et menace de reprendre le rôle principal, Nina sombre plus avant dans ses névroses.
C’est là le nœud psychologique du film. Il est énoncé si clairement qu’il ne fait aucun mystère. Et le film en souffre. Dans Perfect Blue, Satoshi Kon nous faisait plonger avec son héroïne dans le grand bain de sa folie naissante. Il partageait quelque chose de son expérience, aussi bien psychique que sensitive, et nous embarquait dans l’aventure de sa subjectivité. Si bien que le doute naissait de chaque scène, sur la nature objective ou subjective des événements, et les limites entre fiction et réalité, entre la vie et le spectacle, ne cessaient de s’escamoter. On dirait qu’Aronofsky ne veut pas s’autoriser une telle plongée. Peut-être craint-il de perdre son spectateur. Il ne lui laisse jamais le moindre doute quant au statut de ses images. La folie de Nina – son épaule qui la gratte car il y pousse une aile, ses dédoublements, ses projections, ses accès de violence – est très précisément contenue par ses limites figuratives. La névrose ne parasite jamais la réalité, mais alterne très gentiment avec elle. On sait toujours très clairement si l’on se trouve dans le quotidien ou dans une soudaine poussée de fièvre.
Du coup, il apparaît clairement qu’Aronofsky n’accompagne ni le personnage de Nina, ni son actrice Natalie Portman, mais les observe confortablement, du bon côté (lucide) de la caméra. Il se positionne en retrait de leur basculement, décide de ne pas le faire partager, de ne pas en faire un moteur de récit, mais d’en pointer du doigt (du bout de sa caméra) toute la supposée-horreur. Le cinéaste, et son spectateur avec lui, ont toujours une longueur d’avance sur Nina, ils la précèdent en toute chose et en savent toujours plus qu’elle. L’apparente naïveté de ce positionnement – assez maladroit – provoque une gêne indéniable. On a l’impression de légèrement surplomber la dégradation d’un personnage dont la chute est annoncée, plus que prévisible : prévue.
Jusqu’à un certain point, on peut dire qu’Aronofsky ressemble à son héroïne. Sa méthode a quelque chose de trop appliqué : absence de fantaisie, littéralité crasse, obsession de la maîtrise, de la clarté, de la lisibilité, du geste parfait. Mais : peur du gouffre, de l’abandon, des glissements, de l’ambiguïté, etc.
Faute d’empathie, Aronofsky finit par humilier sa Nina, à mesure qu’il la transforme en volaille (son rôle de Cygne la bouffe, la déforme). Le film sombre avec elle, par paliers, dans le ridicule. La folie, vue de haut, a toujours quelque chose de grotesque, de « drôle ». Comme Aronofsky décide de ne pas épouser sa logique interne, il ne lui reste plus qu’à saisir ses manifestations extérieures, ses saillies sur la réalité. Et là, le scénario est toujours le même, triste et vaguement obscène : celui d’un naufrage.
On aura compris qu’Aronofsky n’est pas un spéléologue : il craint les profondeurs, recule devant la plongée. Dommage qu’il ait choisi un sujet qui s’y prêtait tant. Cependant, le film n’est pas complètement raté. S’il pèche sur les profondeurs, Aronofsky excelle sur les surfaces et, par conséquent, sur la surface suprême, cette terrible zone de contact entre le monde et soi : la peau. À son meilleur, Black Swan poursuit la douloureuse exploration entamée avec The Wrestler. Le spectacle est un ogre qui hume la chair fraîche, dévore ses enfants et en recrache cruellement les restes sur le carreau. Il prélève sur ses victimes un lourd impôt de sang. Aronofsky scrute les altérations de son actrice, les rougissements de son épiderme et ne s’en écarte qu’à de rares occasions. Ce ne sont ni la danse, ni même le travail, qui l’intéressent. C’est la performance et ce qu’il en coûte. Le sacrifice se mesure précisément en stigmates : plus que la lourde symbolique des ailes qui lui poussent, on repère cette terrible dîme aux rougeurs qui naissent sur la peau de Nina, au bruit de ses os qui craquent lors des étirements, à ses ongles qui se fissurent et tombent.
C’est tout le sens du beau personnage de Beth, interprété par Winona Ryder. Danseuse étoile légèrement fanée, elle se voit congédiée du corps de ballet suite à l’accession de Nina au rôle-clé du Lac des Cygnes. Humiliée, ivre de rage, elle roule sous une voiture qui lui brise les deux jambes et met définitivement fin à sa carrière. Non content d’avoir aspiré sa jeunesse, le Ballet ainsi quitté réclame plus ; il réclame ce qui lui appartient : son Art logé dans les divines jambes de l’étoile.
Pour filmer cet étonnant rituel – où l’on dépose sur scène, comme sur un autel, quelque chose de son corps – Aronofsky disposait dans The Wrestler d’une matière idéale : le corps crucifié de Mickey Rourke, boursouflé, suintant, saignant comme un gros morceau de bidoche. Dans Black Swan, le lissé des traits de Natalie Portman lui pose un tout autre problème. Il est contraint de déposer sur sa peau la trace numérique d’effets spéciaux – chair de poule, plumage, cicatrices – qui signalent plus la crainte d’une dégradation qu’une dégradation réelle. Ils sont ce vent d’angoisse qui souffle sur l’épiderme de Nina et le piquettent, le font frémir, le craquellent. La peau n’est plus ce parchemin raturé qui garde une inscription réelle de tous les spectacles vécus (The Wrestler) – son « histoire de violence », pour paraphraser Cronenberg – mais une toile tendue, un écran sur lequel se projette une image virtuelle, mentale : l’image des névroses de Nina. Aussi bien que la névrose ouvre les chairs, le numérique troue la pellicule et l’inscription vraie (la cicatrice) cède sa place à un étrange phénomène : une somatisation provenant, telle une éruption, du centre de l’image (la chair).
En bon cinéaste des surfaces, Aronofsky ne pouvait ignorer cette drôle de mutation qui s’empare, en ce moment, des corps hollywoodiens et qui a le numérique comme agent pathogène.