Ce cher mois d’août, en 2009, avait déjà fait éclore l’idée mais, avec Tabou, son troisième film, Miguel Gomes nous entraîne résolument à ressentir toute l’émulsion – donc l’épreuve – à laquelle tient un film. Comment faire du cinéma quand plane l’idée de son extinction par la seule finitude de sa forme ? Dans Ce cher mois d’août, Gomes redoublait d’ingéniosité, de ruse, pour déjouer cette idée. Tabou, en glissant suavement du Portugal d’aujourd’hui au passé mythique d’une colonie d’Afrique à la veille de son indépendance, poursuit cette hubris filmique de mise au défi du cinéma, comme s’il fallait faire proliférer la forme du film, la faire s’épanouir comme une fleur, pour l’empêcher de se replier et de se réduire à un sens. Pour cela, il faut toute la puissance d’un vœu.
Tabou est de ces films où l’on n’a pas besoin d’en connaître grand-chose pour les découvrir. Savoir seulement que, comme Ce cher mois d’août, mais aussi comme Holy Motors, Cosmopolis ou Oncle Boonmee, son charme repose sur un lâcher-prise de la part du spectateur. Se rendre disponible à lui, avec toutes les circonvolutions émotionnelles que cela implique ; foncer dans la gueule béante du crocodile qui, de son œil vert, nous invite à le suivre. C’est ainsi que pourra se révéler la teneur de catastrophe imminente qui semble sourdre de la solitude de Pilar, célibataire entre deux âges qui se voue à sauver les âmes en peine gravitant autour d’elle dans le Portugal réveillonnant de 2010. S’affairant en particulier à veiller sur Aurora, sa voisine âgée et « dépressive », comme elle le pense, Pilar est une sorte de paratonnerre de souffrance : abandonnée par une jeune polonaise en pèlerinage qu’elle devait accueillir, elle trompe sa solitude en bûchant sur les problèmes humanitaires en Afrique ou en tempérant la tristesse de son ami peintre aux tableaux pleins de véhémence mais désespérés. Aiguillant la fiction, Pilar est au cœur d’une première partie intitulée « Paradis perdu » qui, travaillée par les menus événements de la vie de sa protagoniste durant les quelques jours qui séparent Noël du Nouvel An 2011, nous fait naviguer entre la chronique d’une vie minuscule et le conte de fêtes de fin d’année un peu fantastique, à la fébrilité légèrement apocalyptique (pas loin de la troublante incertitude d’un Eyes Wide Shut).
Mais ce qui fait pleurer Pilar sur « Be my baby » des Ronettes alors qu’elle est au cinéma avec son ami le soir du 31 décembre, ce n’est pas que le monde « aille mal » mais qu’une sorte de lyrisme y soit devenu sourd, à l’image de la vie secrète de Santa, domestique d’Aurora qui lui refuse la sollicitude qu’elle quémande mais lit le soir, aussi goulûment qu’elle mangerait un plat de crevettes, Robinson Crusoë. Lorsque Pilar se penche à son balcon tandis que la ville fête la nouvelle année à coups de casseroles, c’est comme un écho lointain, partiel du cataclysme émotionnel qui courbe sa silhouette. Qu’Aurora soit terrorisée par l’impassible Santa et tourmentée par ce qu’elle a pu faire en d’autres temps, se débattant comme si elle chassait autant que possible des fantômes invisibles, voilà ce qui captive Pilar. Revenir à de vraies aventures, retrouver un lyrisme candide et sans entrave. C’est cette promesse qui lie Pilar à Aurora, seule personne à ouvrir son quotidien à un peu de fièvre, en la baladant de ses récits de rêves totalement farfelus – mais racontés comme la seule chose importante qui soit.
Ce lyrisme éperdument quêté par Pilar, Tabou nous l’a fait entrevoir. Le prologue par lequel il s’ouvre est comme un ex-voto à un romanesque dont le mont Tabou du récit africain serait le gardien. Miguel Gomes semble nous dire : faisons un rêve, celui d’un lyrisme échevelé où un aventurier solitaire braverait tous les dangers jusqu’à la mort par deuil d’un amour. Le fin du fin de tout récit romanesque. Avec cette image qui devient possible, d’un crocodile et d’une dame endeuillée à la Henry James se tenant côte à côte au bord de l’eau, comme un déjeuner sur l’herbe funèbre. Beau rêve, envoûtant, auquel on se laisse prendre. Mais est-il vraiment possible de déployer un tel récit aujourd’hui ? Voilà ce qui met en mouvement Tabou, la perspective de retrouver cet éden de fiction flamboyante, de la trempe des grands films classiques – de Tabou de Murnau ? Mais peu importe, au fond ; c’est de toute façon tout un monde d’émotions que le cinéma a fait circuler et qu’il s’agit de réactiver.
Tabou serait ce vœu de cinéma, de lyrisme de la fiction que la première partie dans son entier formulerait. Vœu de lyrisme qui signifie bien plus encore : vœu d’amour. « Be my baby », pleure Pilar. Tabou rejoint Ce cher mois d’août ainsi. Miguel Gomes y faisait surgir de la province de l’Arganil embrasée par l’indolence des vacances et les ritournelles de bals populaires un conte d’été que le film lui-même semblait avoir longtemps désiré. Il fallait glisser dans une chanson de bal, s’en étourdir, rentrer dans le manège des concerts quotidiens pour que jaillisse l’ivresse des amours adolescentes. Il fallait le soulever, le laisser affleurer de la réalité documentaire elle-même. Par un agencement miraculeux, le film accédait à ce degré de joie et de jeu possible. Pilar est un peu comme l’équipe de tournage de Ce cher mois d’août, elle attend l’épiphanie en s’occupant de menus fretins, d’histoires subsidiaires, jusqu’à toucher enfin du doigt celle qui l’emportera : l’histoire de Dona Aurora. Telle une tornade, le lyrisme auquel pense Miguel Gomes ne s’aborde pas frontalement, il faut le chercher par sa périphérie pour en suivre le cours et en atteindre le cœur.
C’est dans un glissando que Tabou nous emmène au « Paradis » de sa deuxième partie, ses racines solidement arrimées à une réalité au sein de laquelle a germé la vision première. Le rêve d’Aurora au casino, raconté autour d’une table tournante qui abstraie la réalité, ouvrait déjà un espace d’emballement fictionnel possible. Entretemps, l’agonie de tragédienne malicieuse d’Aurora a contaminé le récit d’une étrangeté soutenue par la mélancolie de Pilar. Les lianes et les guirlandes grouillent dans cette première partie qui, comme dans Ce cher mois d’août, s’échine à faire pousser le corps tentaculaire de la fiction pour lui donner son site. Cette brèche rêveuse ne trouve son effectivité qu’à la mort d’Aurora avec le récit de Ventura, dépositaire de son histoire, où, cette fois, la jungle artificielle d’un café de centre commercial peut laisser place aux terres africaines en un raccord. De manière alchimique, le réel a trouvé en son sein la clé d’une fiction possible.
Le récit de la vision reprend alors ses atours : l’Afrique coloniale portugaise des sixties avec ses demeures, sa vie mondaine mêlée de coutumes locales, et Aurora rencontrant Gian Luca Ventura (Carloto Cotta, plus beau que Johnny Depp), alors qu’elle est enceinte de son mari, par l’entremise de son crocodile apprivoisé. Mais c’est une vision, et elle en gardera le statut par l’insonorisation des dialogues. La voix grave de Ventura, dont le palabre l’a détachée de toute temporalité, y mêle son propre récit. Comme dans Ce cher mois d’août, Miguel Gomes invente une image de cinéma qu’il tisse de plusieurs fils ; mélange des composés qui donnent naissance à une nouvelle émulsion. Dans son précédent film, l’incandescence des couleurs le révélait. Ici, c’est un noir et blanc combiné au 16 mm dont le son se scinde en muet et sonore par l’hybridation d’une voix over d’un autre monde, la musique pour seul liant. On voit la pluie couler sur l’œil de la caméra ; la vision rêvée (avec la sublime lumière inventée par Rui Poças), le narrateur rêveur, la réalité des sons et l’intemporalité du thème de « Be my baby » qui mute à travers les chansons interprétées (les Ramones rétorquant aux Ronettes « Baby I love you, Come on Baby ») : le vœu s’est réalisé.
Mais il ne suffit plus. Alors, faisons un jeu : que l’histoire d’amour espérée tente de mettre le film à l’épreuve de sa fin. L’amour qui unit Aurora à Gian Luca est de celui qui dessine des animaux dans les nuages. La clé du film pourrait être l’époustouflante scène de sexe, furtive mais intense, racontée au passé, où se ramasse tout l’élan du film, son horizon lyrique. Les fêtes au bord des piscines tournant à vide, « Be my baby » résonant funestement pour relier les amants séparés, Tabou oscille, d’une scène pleine d’espoir (la fuite à moto) à une scène de désespoir. L’emballement s’éteint dans l’image prête à se disloquer de Gian Luca, immobile, regardant Aurora partir dans les cris d’enfants mais les terres du mont Tabou demeurent, à moitié revenues à l’histoire. Avec peut-être moins d’impériosité que dans le foisonnant Ce cher mois d’août, Miguel Gomes a laissé le rêve et la réalité, la foi dans le lyrisme et l’impavide mélancolie de l’expérience cinématographique nouer leurs fils désespérément amoureux.