Fantasme de cinéaste, film concept ou tour de force de réalisation, Boyhood demeure difficile à classer, tant sa genèse est intrinsèquement liée au résultat final. Durant douze ans, à raison de quatre jours par an, Richard Linklater a réuni ses acteurs, les a observé vieillir et a construit progressivement une œuvre singulière, où fiction et réalité fusionnent.
Avec sa trilogie Before (Sunrise, Sunset et Midnight) qui s’étale sur dix-huit ans, le metteur en scène américain avait déjà démontré ses velléités d’appréhender, par le prisme du cinéma, le passage du temps et les effets de celui-ci sur l’amour. Avec Boyhood, il interroge cette fois les relations familiales, en suivant Mason (Ellar Coltrane) de ses six ans à sa majorité. Il choisit son acteur fétiche Ethan Hawke pour camper le père du jeune héros, puis enrôle Patricia Arquette en mère courage et sa propre fille Lorelei pour incarner la grande sœur de Mason. Si Hollywood a souvent tenté à force de maquillage ou de changement d’acteurs de cerner le caractère éphémère et la densité paradoxale d’une vie humaine, jamais un projet d’une telle ampleur n’avait été suivi par des producteurs. C’est chose faite avec cette étrange proposition cinématographique.
Le XXIe siècle en toile de fond
Bien que le scénario apparaisse convenu (les tribulations d’une mère divorcée et de ses deux enfants à travers les États-Unis, les difficultés financières et la présence épisodique du père), Boyhood joue subtilement de son parti-pris (montage chronologique, immersion dans les différentes époques par une musique appropriée…), tant et si bien qu’on en vient à oublier les ressorts dramatiques attendus pour s’immerger dans cette plongée temporelle. Parfaitement conscient que la durée de son tournage recèle des trésors narratifs, Linklater esquisse ses personnages tout en étoffant l’arrière-plan dans lequel ils évoluent. Disséminant les références culturelles comme autant de balises de datation, il évite l’utilisation de cartons (aucune précision n’est donnée d’une séquence à l’autre), laissant le soin au spectateur de contextualiser les événements qui lui sont contés. Les épiphénomènes d’une famille classique (séparations, anniversaires, scolarité des enfants) donnent des repères mais la télévision (films, séries, journaux télé) et les modes qui ont traversé les deux dernières décennies (Harry Potter en tête) offrent des points d’ancrage complémentaires, dressant un portrait en creux du début du XXIe siècle.
Grandir, vieillir, mourir
Si l’histoire des personnages développée par Linklater ne brille pas par son originalité, l’universalité de la thématique de Boyhood, à savoir les marques du temps et la course inexorable de celui-ci, représente le cœur de son œuvre et explose à chaque plan avec un réalisme désarçonnant. On comprend rapidement que les errements sentimentaux d’Olivia (Patricia Arquette) ou les nombreux déménagements de la famille ne sont que des prétextes. Ce qui intrigue, fascine ou émeut réside dans le tempus fugit proposé par Linklater. Les changements physiques subis par Mason ont beau être les plus poétiques (la bouille de l’enfance peu à peu effacée pour laisser place au visage adulte), leur évidence et l’attente qu’ils suscitent amoindrissent leur portée. En revanche, la métamorphose des adultes entrouvre, en filigrane, le questionnement métaphysique ultime. Alors que grandir résonne d’un futur en marche, vieillir amorce la notion de mortalité. À ce jeu-là, la performance de Patricia Arquette (et dans une moindre mesure celle d’Ethan Hawke) force le respect. Quand on connaît l’idolâtrie hollywoodienne pour le jeunisme (chirurgie, botox et compagnie qui annihilent les années sur les visages féminins), le lâcher prise de l’actrice fait figure de manifeste politique. Tandis que son corps s’arrondit, que ses rides se creusent à l’écran, c’est le mythe de la star éternellement jeune et belle qui s’effondre. À la place des figures de cire inexpressives qui peuplent le cinéma actuel, Arquette affirme une plastique imparfaite mais ô combien signifiante. Chaque rondeur, chaque sillon sur sa peau raconte le passé et prête à envisager l’avenir, du moins ce qu’il en reste. Là demeure l’essence de Boyhood : tandis que les enfants s’affranchissent et deviennent des adultes, ils repoussent un peu plus leurs parents vers leur disparition inéluctable. L’une des dernières scènes du film montre ainsi une Patricia Arquette désemparée face à l’entrée prochaine de son fils à l’université. Profondément égoïste, sa réaction n’en est pas moins humaine. Elle souligne sa peur panique de la solitude et le sentiment d’abandon qui l’étreint à cet instant charnière de la vie de son fils. À travers l’ultime étape d’affranchissement de son rejeton, la jeune femme réalise qu’elle n’a plus de rôle à jouer, cette mort sociale préfigurant tragiquement son véritable trépas. Nous sommes mortels, telle est la leçon de vie (et de cinéma) de Boyhood.