La vraie chance de découvrir Boyhood en festival ce n’est, bien évidemment, pas celle d’avoir une dérisoire primeur, mais plutôt celle de se laisser surprendre par le déploiement d’un projet sans précédent et encore relativement peu médiatisé de notre côté de l’Atlantique. En même temps, on aurait aussi pu s’y attendre tant Richard Linklater nous a habitué à son goût pour les récits au souffle long avec sa trilogie des Before (Sunrise, Sunset et Midnight) et son intérêt pour les histoires générationnelles (Dazed and Confused). Malgré cette poignée d’indices, il était peu évident de vraiment se préparer à la stupéfiante ambition de Boyhood : raconter la vie d’un jeune Américain depuis ses six ans jusqu’à sa majorité, tout en employant le même acteur – et donc en acceptant la longue et patiente gestation de douze ans que ce nouveau film aura exigée.
Cette entreprise à forte teneur documentaire (le genre s’est d’ailleurs déjà penché sur la question) comprenait une part de risque : celle de se satisfaire d’être un objet unique dans l’histoire du cinéma de fiction, d’avancer sûr de son originalité acquise à peu de frais et de, finalement, n’être qu’une coquille vide. Heureusement, ce nouveau film de Linklater vaut plus qu’une succession de scènes inertes et étanches les unes aux autres (bien que le tournage ait avancé comme sur des pointillés – un peu chaque été) : en maintenant un dialogue perpétuel avec les époques qu’il traverse, Boyhood s’impose comme une chambre d’échos dans laquelle ne se joue pas seulement l’histoire d’un jeune homme, mais celle de tout le monde.
L’harmonie muette du monde
Il faut attendre les derniers instants de ce long film (2h44) pour que Richard Linklater laisse émerger la conviction qui sous-tend tout le récit de bout en bout : dissimulée dans une scène où Mason Sr (Ethan Hawke) réconforte son fils (Mason Jr, le personnage principal ; Ellar Coltrane) juste après la fin de son premier véritable amour, la réplique « For what it’s worth, we’ve all been through the same things at some point » agit comme un révélateur pour l’ensemble du projet de Boyhood. Non pas tracer une trajectoire individuelle, mais raconter une histoire collective – à travers la vie d’un seul. « We’re not as unique as we think we are », renchérira d’ailleurs dans un tout autre contexte le jeune homme. Ce double constat, tout aussi désabusé qu’il a beau paraître, n’a rien d’une philosophie pleine d’amertume, mais s’affirme, au contraire, comme la conclusion optimiste du film auquel on vient d’assister : puisque, malgré nos innombrables et criantes différences, nous demeurons tous un peu les mêmes, c’est qu’il existe une harmonie muette dans ce monde.
« Nothing fancy »
Pour preuve : malgré un le fait que Boyhood soit strié d’ellipses, peuplée de coupures plus ou moins brutales dans sa narration, son récit n’en est pas moins lisible car Linklater parvient à le faire reposer sur des instants particulièrement évocateurs (sans pour autant créer une collection réduites aux « premières fois »). Conjugué à ce soucis de composer son film avec des scènes qui ressortent sans dépasser – qui se laissent identifier facilement, sans prendre pour autant place dans une hiérarchie –, le cinéaste américain sème, tout au long de son récit, certaines balises culturelles (musique, films et littérature) qui sont autant de portes sur les époques, autant d’objets d’incantations qui permettent de faire ressurgir un instant avec laquelle les spectateurs peuvent immédiatement correspondre. Tout comme cette chanson country vantée par Mason Sr, Boyhood atteint une forme sidérante de beauté feutrée et discrète par ce qu’il n’ a rien de grandiloquent ou de particulièrement remarquable, « nothing fancy », si ce n’est une histoire dont la force tient dans ce qu’elle a de plus banale – de plus partagée avec tous ses spectateurs.