De film en film, Richard Linklater tente de saisir la fuite du temps. S’il fallait n’en citer qu’un, Boyhood y parvenait tout particulièrement. En tournant ses scènes à plusieurs années d’intervalle, le réalisateur se prémunissait d’une approche du passé par reconstitution. Exploitant une caractéristique propre à la photographie et au cinéma, Linklater capturait de petits bouts de présent et, par le montage, les insérait dans ce qui devenait un défilement de moments passés, avec ses pauses et ses ellipses. Last Flag Flying, dont l’action se déroule en 2003, a certes été tournée en 2016. Il s’agit donc cette fois de la « reconstitution » d’un passé d’il y a treize années. Volontairement ou non, cet écart se révèle idéal pour créer un présent pas encore tout à fait disparu, à moins que ce ne soit un passé encore jeune. Niché dans cet entre-deux, le film se laisse tranquillement porter sur ses propres rails. Mais malgré cette inertie, il est toujours aussi difficile de résister face à l’émouvante et intarissable ambition de Linklater de confronter ses personnages à l’œuvre du temps.
« J’ai une question pour toi : quand es-tu devenu vieux ?»
En décembre 2003 (c’est le banc titre sur lequel s’ouvre le film) Larry retrouve Sal, tenancier de bar, et Richard, reconverti en pasteur, avec qui il avait combattu au Vietnam trente ans plus tôt. Très vite, il leur livre la raison de sa visite : son vœu qu’ils l’accompagnent à l’enterrement de son fils, mort en Irak quelques mois seulement après le début de la guerre. Les trois cinquantenaires (Steve Carell, Bryan Cranston et Laurence Fishburne, excusez du peu) s’embarquent alors dans un road-movie tout ce qu’il y a de plus attendu, alternant souvenirs partagés et péripéties traditionnelles. De disputes en crises de fous-rires quelque peu attendues, les conventions sont bien en place. Pour autant, s’en indigner serait injuste, Linklater ayant toujours assumé avec transparence de se placer dans des cadres qu’il n’entend aucunement bousculer (exception faite, et encore, d’A Scanner Darkly). Tout juste se permet-il quelques notes d’humour à ce propos, non pour manifester un détachement, mais au contraire pour afficher clairement ces conventions scénaristiques, par exemple ici quand le personnage de Sal explique que Richard est en train de se faire convaincre par sa femme de les suivre, anticipant la phrase que le montage fera prononcer à ladite épouse dans la pièce à côté.
Au cours de leur odyssée, les trois anciens combattants se remémorent leurs traumatismes du Vietnam, tout en mesurant leur propre responsabilité au sein des événements de leur jeunesse. La circulation de la parole retisse peu à peu les liens, reconstruit un collectif, sans qu’aucun geste de mise en scène ne vienne entraver la fluidité des échanges. Un peu schématiquement, chacun se rend compte au contact des autres de son évolution : Sal a décidé de brûler la vie par les deux bouts, Richard s’est efforcé de se racheter une place au paradis, et Larry, père endeuillé, accepte silencieusement son sort. Par ces retrouvailles, le défilement du temps se ralentit, passé et présent se mêlent au gré de l’évocation des souvenirs, et une bulle se reforme entre ces trois-là. Les heures de route deviennent une parenthèse au sein de l’inéluctable déroulement du quotidien. À cette occasion, les personnages reprennent pied dans ce qui les entoure, notant ce qui n’était pas là avant. Le groupe fait face à cette époque qui se dresse face à eux et qui n’est plus tout à fait la leur. Une scène est éloquente sur ce point : Larry, dont la douceur extrême trouve une belle incarnation dans le jeu de Steve Carell, se fait aspirer quelques secondes par un discours inaudible de George W. Bush diffusé sur un écran de télévision. Pour la première fois, son expression vacille en un frémissement de haine, mais elle est immédiatement désamorcée par Richard, qui le réintègre dans la conversation au détour d’une phrase laconique : « il n’y a pas de réponse ici. » Last Flag Flying est en quelque sorte un film sur le renoncement, mais il n’est pas pour autant un film renonciateur.
Il n’en faudrait en effet pas beaucoup pour que le film verse dans la mélancolie et se complaise dans le constat que ce début du XXIème siècle est l’époque de déclins multiples. Mais Last Flag Flying n’est pas là pour tenir un discours. Linklater y met en scène des portraits comme il le fait toujours : en transformant ses protagonistes en « personnages transitoires », pour réemployer l’expression que le personnage de Julie Delpy inventait dans Before Sunrise. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si l’image du train est récurrente dans les films du cinéaste. La rencontre du couple Delpy/Hawke de Before Sunrise avait lieu dans un wagon. Leur histoire d’amour se déroulait le temps d’une escale, avant que chacun ne reprenne son trajet. Les personnages cherchent systématiquement à s’extraire de cette avancée inexorable du temps, à descendre du train, ne serait-ce que pour un moment. C’est ce que font Larry, Sal et Richard à New York, s’offrant même involontairement le luxe de rater le train suivant.
« Quelque part dans ces trente dernières années, comme toi. »
La grande réussite du casting consiste en la présence de Laurence Fishburne, dont l’apparition dans Apocalypse Now en 1979 tient une place particulière dans l’imagerie du soldat juvénile plongé dans l’enfer de la guerre. Cocteau disait que le cinéma consistait à « filmer la mort au travail », et ce corps-là, boiteux, ayant survécu à la guerre, n’en n’est pas sorti indemne. Mais malgré l’absurdité et l’horreur de leur expérience au Vietnam, nos trois personnages se raccrochent encore à cette nécessité de l’époque de résister aux « communistes », replaçant le conflit dans la justification historique d’un affrontement idéologique. À leurs yeux, la guerre de 2003, celle du fils de Larry, ne bénéficie pas d’une assise de sens aussi solide, et la dimension de sacrifice pour la nation s’en retrouve de ce fait bouleversée. Une autre production récente s’intéressait brillamment à ce point : ce grand film trop peu distribué qu’est Un jour dans la vie de Billy Lynn, d’Ang Lee. Billy, très jeune engagé, s’y retrouvait confronté à la question des multiples fonctions de la guerre, bien au-delà du champ de bataille. Son visage, en même temps qu’il se retrouvait projeté sur des écrans géants et transformé en symbole pour tout un pays, se vidait peu à peu de son identité. Il était désormais un soldat, un héros nécessaire à la continuité de l’ordre social au sein de cette société nommée « États-Unis ». Cette révélation sur son pays ne suffisait pourtant pas à l’extraire de la nouvelle condition dans laquelle il s’était redéfini.
Les personnages de Last Flag Flying ont une trajectoire un peu similaire, mais trente ans plus tard et par procuration. Car au-delà des mensonges d’État, reste pour le fils de Larry l’honneur (qu’il soit fictif n’y change rien) d’avoir appartenu au corps de l’armée, ainsi qu’à une nation. L’uniforme et le drapeau ont beau ne plus porter d’idéaux auxquels il est possible de croire, ils sont désormais constitutifs de la trajectoire achevée trop tôt d’un jeune homme. Quand le sens n’est plus, l’appartenance à un groupe apparaît comme la maigre promesse d’immortalité auprès de ceux qui continueront à se dire de ce groupe. L’héroïsme se réduit ainsi au simple acte d’engagement collectif. La vérité de sa mort, absurde, irrecevable, est acceptée en même temps qu’abandonnée au passé. Il en va de même pour la tentation de révolte. Reste alors seulement à trouver la paix par le deuil. Avec la transparence et la tendresse habituelles de sa mise en scène, Linklater n’invite à aucun moment à juger les personnages pour la faiblesse de cette renonciation, il se contente de filmer des soldats, car ils le restent toute leur vie, en train de vieillir. Il inscrit même ce processus dans un constat plus large : avec ou sans guerre, chacun vit en se détournant de vérités insurmontables. Parmi elles, une est même constitutive de la condition humaine : celle d’être embarqué dans ce voyage qui nous mène tous vers une seule et unique destination. Dans Before Sunrise, le personnage incarné par Ethan Hawke expliquait que regarder le défilement par la fenêtre d’un train permettait de s’ouvrir à des idées auxquelles on ne pourrait accéder autrement. Larry, Sal et Richard prennent eux aussi, un à un, la mesure du temps qui passe. C’est en accordant une fois de plus à ses personnages la conscience aiguë de leur propre mortalité que Linklater parvient à les rendre si vivants.