Lorsque Thomas et Francis se rendent à Poitiers pour braquer Wilfrid, le propriétaire excentrique d’un car wash, celui-ci se montre étonnement conciliant. Cet argument, dont découle la veine burlesque de Braquer Poitiers, n’est pas sans rappeler Les Bas-Fonds de Jean Renoir, dans lequel un baron désargenté et un voleur, interprétés respectivement par Louis Jouvet et Jean Gabin, deviennent amis. Le noble se mêle ainsi au trivial lorsque le lave-auto apparaît sur une reprise de Bach, ou qu’Hélène et Lucie, deux filles du Sud de la France venues rejoindre les deux hommes, se prennent en selfie au milieu d’une fête de village. Le comique de situation est accentué par l’aspect documentaire du film, né de la rencontre avec Wilfrid Ameuille qui incarne ici son propre rôle et que l’équipe « braque » en s’installant chez lui et en finançant une partie du projet avec son argent. Improvisé au jour le jour avec des acteurs non-professionnels pour la plupart, Braquer Poitiers impressionne par sa spontanéité et la cohérence du résultat final.
Une de ses réussites est d’accompagner le retournement de situation initial d’un renversement du rapport de force et, plus largement, d’une subversion des valeurs. Loin de le mettre en position de victime, la sympathie de Wilfrid alimente la méfiance de l’une des filles qui le soupçonne de profiter de la situation. De fait, le personnage ressort souvent gagnant : lorsque Francis lui dérobe des fleurs, il lui reproche de ne pas avoir fait un assez gros bouquet, réduisant à néant la portée subversive de son acte. Il tire même profit du braquage en y voyant une occasion d’arrêter de fumer. Thomas et Francis apparaissent à l’inverse comme des gangsters à la ramasse, des bourreaux non-violents fatigués de ne rien faire, qui emmènent Wilfrid se baigner au lieu de le séquestrer et sont en proie à des remords. Tandis qu’ils se révèlent incapables de tenir les comptes, les femmes prennent les choses en main, bousculant au passage les stéréotypes de genre.
Communauté utopique
Le film trouve pleinement son équilibre grâce à une seconde partie à la tonalité plus mélancolique. Tandis que Braquer Poitiers se déroule l’été, l’action de Wilfrid a lieu en automne, au moment où le personnage abandonné par les braqueurs éprouve « la splendeur de l’isolement ». C’est un orage qui annonce la crise à venir (« Ça va péter », dit Francis à Hélène), la météo extérieure faisant écho au climat intérieur des personnages. Centré sur Wilfrid, l’épilogue délaisse la fiction de la première partie : les deux filles ont ainsi perdu leur accent tandis que Thomas Depas (Thomas) est à peine reconnaissable.
La fête que Wilfrid organise chez lui dans la seconde partie incarne pleinement la dimension politique en germe dans Braquer Poitiers. Ce banquet lui permet en effet de « reconvoquer la puissance de la terre » et de poursuivre le travail qu’il avait entamé en apprenant à deux jeunes dealers à manipuler les outils de jardinage ou en faisant découvrir aux braqueurs « l’authenticité » des ruraux. Le film lui-même porte d’ailleurs la marque de cette attention à la nature, à travers de très beaux plans de paysages baignés dans la brume ou la lueur rougeoyante d’un coucher de soleil. Le rassemblement représente surtout pour cet humaniste profond l’occasion de faire « revivre un hameau » : très « à cheval sur les mots », il semble trouver dans la communauté le sens qu’il voit disparaître progressivement du langage, une « catharsis » qui lui permet de s’arracher à la solitude et à l’absurdité du monde. Le groupe apparaît d’autant plus utopique qu’il est formé d’individus a priori opposés, ce que le film accentue en usant d’archétypes comme le Belge ou la cagole. Entre conte rohmérien, fable chevaleresque et film de gangsters, Braquer Poitiers trouve lui aussi son harmonie dans le mariage d’éléments disparates.