Double constat en forme de confirmation. Celui, d’abord, qu’au festival de Brive, dont on a toujours apprécié la convivialité, le passage de témoin, il y a deux ans, entre l’ancienne et la nouvelle équipe de programmation, n’a pas affecté la qualité de la sélection. Celui, ensuite, que s’il est admis que le court-métrage est un genre à part, avec ses exigences, ses risques et ses tares, à Brive, on considère qu’il n’y a pas de raison que le moyen-métrage n’en soit pas un, lui aussi. D’autant que le format, malgré quelques timides incursions dans les salles obscures, peine encore à trouver le chemin du public. Restait à composter un panel de films capable de refléter les richesses du genre, et de mettre du grain dans le moulin démocratique des nuits debout festivalières. Pari remporté, tant certains films auront suscités quelques beaux remous. Un bémol, peut-être, conséquence directe du bon niveau général de la compétition : à nos yeux, un film seulement tirait vraiment son épingle du jeu, le très beau documentaire d’Alice Diop, Vers la tendresse. Pourquoi ? Parce qu’en s’intéressant de si près à la jeunesse des banlieues, dans un festival de cinéma où, hormis Point du jour de Nicolas Mesdom (moins percutant), pas grand-monde n’y prête attention, le film était un peu seul à vouloir raccrocher coûte que coûte le wagon du jeune cinéma français au train de son époque.
Ouvrir la durée
En comparaison du court et du long, le moyen-métrage a ceci de singulier qu’il expose le spectateur à une incertitude. Devant un court, dont la durée standard oscille en France entre 20 et 25 minutes, on sait que le but consiste généralement à faire feu de tout bois. Devant un long, c’est l’inverse, et rares sont les films, justement, à propulser leurs intrigues sur des cadences aussi vives – il y en a, comme La Fille du 14 juillet d’Antonin Peretjatko, particulièrement sprinter, mais on les taxe à la moindre longueur de « courts un peu trop longs ». Entre les deux, le moyen métrage ouvre une durée équivoque : on craint souvent qu’il ne soit, lui aussi, qu’un court un peu trop allongé ; ou bien qu’il ait, inversement, l’étoffe d’un long qu’on ne voudrait pas voir s’arrêter si tôt. À ce titre, on constate que certains moyens-métrages s’emparent de ce flottement pour étirer des intrigues de courts, et, ce faisant, s’appuient sur l’appréhension du spectateur pour exacerber leur effet. C’est le cas d’un des films qui auront le plus fait débat, La Bande à Juliette d’Aurélien Peyre, auquel fut notamment reproché, en substance, son absence d’enjeu et de programme lisible sur une durée de quarante-huit minutes. C’était ne pas voir que le film travaillait sur l’irritation dans le détail, et que toute la gêne, qu’on pourrait apparenter à de la maladresse, alimentait le projet en filigrane. Étudiante de première année aux beaux-arts, Juliette invite ses nouveaux copains à passer un week-end dans sa maison de campagne, mais sa meilleure amie d’enfance, Maglone, un peu lourde et beaucoup moins stylée qu’eux, ombrage peu à peu son séjour. Il y a fort à parier que sur une durée plus modeste, le film, incapable d’épaissir l’embarras de son héroïne, n’aurait été qu’une chronique de potes ; mais en insistant pas à pas, et sans forçages, sur l’inadaptation crispante de Maglone, Aurélien Peyre parvient à esquisser le tableau d’une initiation contrariée. Rares sont les récits aux prémisses si bancales à oser s’enfoncer dans la durée ; c’est la vertu des films vraiment horripilants : à défaut de fédérer, ils ne laissent pas indifférents.
Agrément que l’on ne pourra malheureusement pas attribuer à Je marche beaucoup, de Marie-Stéphane Imbert, dans lequel une jeune femme très (très) candide vagabonde sur les traces d’une ado disparue en Basse-Normandie. Prétexte à une enfilade de rencontres semi documentaires, le projet navigue entre Bruno Dumont et J’irai dormir chez vous sans toucher ni la grâce de l’un, ni l’euphorie de l’autre. On voit bien sur quelles friches le film aimerait tituber : celles des dispositifs ouverts, où le jeu entre en collision avec le réel, où le second craque les coutures du premier, où les masques de la fiction flanchent sous le poids d’une rencontre « authentique », blablabla… le problème quand la fascination pour un acteur finit par éclipser toute ambition scénaristique, c’est qu’à défaut d’un peu de cruauté, comme chez Dumont avec sa faune de ch’tis, rien ne vient contraster la naïveté de l’ensemble. Typique de ces courts qui dégénèrent en chroniques un peu ternes, Je marche beaucoup finit ainsi par jeter la même lumière douceâtre sur tout ce qui bouge, et à niveler tout son univers par le gris.
(Re)nouveaux genres
Trois films remarqués à juste titre illustraient une tendance un peu casse-gueule mais pas désagréable du jeune cinéma français : réveiller des genres assoupis par le biais de crossovers inattendus. Le premier, Le Dieu bigorne de Benjamin Papin, entre dans la catégorie un peu par défaut. D’abord parce qu’il n’est globalement pas à la hauteur des deux autres, et qu’en dépit du beau trouble qu’il finit par installer grâce à son actrice de poche (Ninotchka Peretjatko, stupéfiante d’application pour son âge), le film, à l’image des Enfants de Jean-Sébastien Chauvin (présenté l’an dernier à Brive), qui lui ressemble un peu, laisse apparaître ses intentions trop à vif. En voulant épouser les visons d’une enfant de six ans prête à tout pour ne pas laisser partir son ami du même âge, Benjamin Papin survole la plus belle partie de son récit – la passion démentielle d’une fillette guettée bien trop tôt par l’hystérie – au bénéfice d’une petite histoire de divinité un peu gâteuse, dont l’allure semble tout droit sortie d’un trip de papounet un peu foufou. Il y avait pourtant matière à inquiéter sa romance en culotte courte d’un peu de névrose d’adulte, mais au lieu d’achever la transformation de la bambine en petit monstre d’opiniâtreté perverse, Le Dieu bigorne collectionne les surgissements programmatiques (coucou les têtes d’animaux !) jusqu’à ce finish très pictural dont rien, mis à part le goût d’un lustre vaguement pop, ne vient justifier la pose. Dommage.
À l’inverse, Le Gouffre de Vincent Le Port parvient à redonner un peu d’espoir à deux fantasmes moribonds du cinéma français : d’abord, celui de rivaliser sur le terrain de l’horreur fantastique avec les anglo-saxons ; ensuite, que cela ait lieu sur cette terre gorgée de légendes que le cinéma n’a malheureusement jamais vraiment prise au sérieux : la Bretagne. On plaisante gentiment, mais disons qu’il fallait du courage – et bien quatorze ans de prescription – pour qu’un réalisateur d’origine bretonne ose renouer avec le folklore celte sur les cendres du Brocéliande de Doug Headline… Pas étonnant que le film, tournant d’emblée le dos à cette illustre référence, en vienne à tremper ses décors dans le noir et blanc le plus charbonneux et le plus éloigné possible des cryptes en stuc du slasher armoricain. D’autant plus que son héroïne, sorte de roots à capuche en instance de départ pour le sud, se lance à la recherche d’une fillette engouffrée, elle aussi, dans une crypte. Bref, disons que le film brasse large, parfois trop – on ne comprend pas ce que vient faire, par exemple, un sans-pap’ sur le point de tenter sa chance pour la Grande-Bretagne –, mais qu’il tente beaucoup, et croit fermement en son histoire de goule. C’est probablement ce premier degré sans concession, fortifié par un attachement régional très sincère, qui protège le film de toute attitude crâneuse. Et si la mise en scène peine parfois à se hisser au niveau des ambitions plastiques du projet, il faut saluer l’audace d’avoir osé incorporer, avec brio et sans malice arty, un The Descent miniature dans les Côtes d’Armor.
Enfin, Le Mali (en Afrique), adaptation par Claude Schmitz de sa propre pièce de théâtre, raffine un comique en surchauffe – la satire belge – sans renier ses racines pour autant – loin s’en faut. Si bien qu’en piochant du côté de la BD et de l’absurde, le réalisateur extirpe non seulement le genre de la beauferie où on le croyait condamner à s’étouffer, mais se paye de surcroît le luxe de soigner le mal par le mal, en dotant ses trois personnages de Pieds Nickelés, en visite chez un châtelain très soupe au lait qui les mène par le bout du nez, d’un fond de tendresse assez touchant. Le film, nectar de belgitude, se laisse parfois aller à un humour un peu gras – comme dans cette séquence régressive où l’un des protagonistes improvise un pipi face caméra –, mais on préfère mettre sur le compte d’une légère divergence de goût des détails qui, dans le fond, n’enlèvent rien au petit miracle d’avoir su faire oublier, même provisoirement, tout le mal que Dikkenek avait fait subir à la réputation de la comédie populaire belge. On retiendra, plutôt que la surenchère des stars du film en cause (Damiens, Cotillard, Mélanie Laurent, Jérémie Renier), combien les trois acteurs du Mali (en Afrique), stupéfiants de candeur non feinte et inconnus en France, apportaient au macabre de l’ensemble un contraste vraiment subtile.
Nostalgies
Il y a toujours, chez les jeunes cinéastes, une tendance un peu paradoxale à vouloir se regarder dans le rétro. On lui préfère le regain, mentionné ci-dessus, pour des genres moins sujets au recroquevillement, voire d’autres films, plus allogènes. Bref, on dira difficilement de ces films d’apprentissage un peu nostalgiques qu’ils nous passionnent, à l’image de L’Île jaune de Léa Mysius et Paul Guilhaume, pourtant très équilibré, mais dont l’effronterie de son petit personnage féminin et sa robinsonnade entre pré ados (adroite, on le répète) ne mène qu’à un petit académisme d’effilochage. Le récit, victime de cette tentation très contemporaine et un peu défaitiste pour l’évasion, ne cherche qu’à prendre l’air : en allant puiser dans l’enfance une spontanéité fantasmée ; dans les vacances un ailleurs élevé au carré ; le tout, au point de confondre fuite en avant avec romanesque, et de se donner toutes les raisons de fermer les yeux sur le monde (soit l’inverse du romanesque littéraire, qui ne s’écarte jamais de l’histoire en marche). Même chose pour le Maria do Mar, du Portugais João Rosas, dont la petite chronique d’initiation aux premiers frémissements, côté masculin cette fois-ci, mise sans nouveauté sur l’hébétude et la fantaisie en guise de réponse à l’inconnu du désir. Trop frileux pour ne pas être anecdotiques, L’Île jaune et Maria do Mar illustraient combien certains films préfèrent se lover dans les conventions d’un récit d’apprentissage qui n’a, visiblement, plus rien à voir avec le romanesque.
Mais la palme nostalgique revient à Gang, de Camille Polet, dont le programme s’articule autour d’une texture – la VHS de nos family movies – censée offrir quelque-chose comme une traduction plastique du sentiment de la perte. Soit. Sauf qu’à première vue, l’incorporation un peu arbitraire du sida – plaqué comme un pin’s pour dater cette histoire de ménage à trois dans les années quatre-vingt – masquait mal le manque d’inspiration d’un projet trop captivé, à notre goût, par la sophistication de son enrobage. Le film donne ainsi l’impression de radicaliser gratuitement un tic vaguement arty consistant à trouver dans le recours aux technologies vintage – après la Super‑8 de papy, place à la VHS de papa – la béquille formaliste sur laquelle se reposer pour faire passer à peu près n’importe quoi. On n’ira néanmoins pas jusque là – enfin pas tout à fait – parce-que Gang, en dépit d’une tendance assez agaçante à l’entre-soi générationnel (bol de Chocapic toutes les cinq minutes et foires d’empoigne en sweet-shirt « Elesse »), croit sincèrement en la capacité de son médium à modeler du souvenir. Surtout parce que l’usage de la VHS, premier palimpseste vidéo soumis au péril du rembobinage, recouvre les images, les personnages et les époques (le récit navigue entre aujourd’hui, et les années 1980) du film d’une labilité qui fait parfaitement écho à l’inquiétude et la fatalité qui le parcourent d’un bout à l’autre. Cela n’enlève pas à Gang ses tics modeux, ni sa tendance à s’enivrer de sa propre nostalgie, mais il faut aussi mettre à son crédit que, plus fédérateur qu’on ne l’aurait cru, le film parvient à lever subtilement notre appréhension.
Politiques du réel
Une fois n’est pas coutume, les films les plus remarquables de cette 13e édition venaient du documentaire. Trois en particulier, très différents, ont retenus notre attention. En premier lieu, The Masked Monkeys de Anja Dornieden et Juan David Gonzalez Monroy, consacré aux arts masqués populaires de la société javanaise où l’on apprend à des petits singes à mimer des hommes dans des scènes cathartiques. Rien de renversant, a priori, sauf que le film, qui insiste l’air de rien sur la maltraitance des animaux, rend peu à peu la brutalité du maître et de la foule complètement bestiale ; tandis qu’à l’inverse, le dénuement absolue du singe le dote d’une humanité très troublante, renforçant un effet d’empathie que le film pousse, à travers une séquence stroboscopiques assez stupéfiante, jusqu’à la transe. Aussi, ce n’est sans doute pas par hasard que The Masked Monkeys s’achève sur des singes remis en liberté, vagabondant sur des pierres tombales dans un cimetière, alors que le commentaire off clôt son laïus très factuel par une histoire de réincarnation. Sous ses faux airs didactiques, le film impose ainsi au spectateur occidental, visiblement plus sensible à la cause des animaux que ne le sont les dresseurs indonésiens, l’épreuve d’une suspension de son jugement à l’encontre d’une culture qu’il serait spontanément tenté de qualifier de barbare.
Sans aucun rapport avec The Masked Monkeys, Le Jardin d’essai, de Dania Reymond, fiction tournée au sein d’un parc tropical d’Alger, partageait néanmoins le mérite d’essayer de faire sortir le spectateur de sa passivité. Un réalisateur algérien répète un film avec une équipe d’acteurs dont la plupart sont au chômage. Jamais opportuniste, souvent drôle, pêchant un peu par gourmandise dans sa volonté de tout dire, le film réussissait, non sans quelques forçages, sa radiographie d’un corps social de la tête au pied. Le Jardin d’essai montrait ainsi une équipe perdre ses financements, puis tout espoir de continuer le film, avant de reprendre le travail, convaincu, sous l’impulsion d’une énergie collective, qu’il vaut encore mieux travailler pour rien, plutôt que de se lamenter seul de son sort. Petite leçon de révolte par le travail qui, dans l’absolue, vaut ce qu’elle vaut, mais avait surtout le mérite de tendre un miroir à la frilosité du court métrage français (le constat ne se limite pas à Brive, plutôt bien pourvu en la matière avec Point du jour et Des jours et des nuits sur l’aire – moins convaincants, cela dit – mais à d’autres festivals de jeune cinéma français) en matière de politique.
À l’exception d’Alice Diop, donc, qui, après son très beau film présenté au Cinéma du Réel, La Permanence, tourné dans la seule permanence médicale d’Île de France accessible aux sans papiers, présentait simultanément Vers la tendresse (le film avait été présenté, et primé, au festival du film de femmes de Créteil, en même temps que le Cinéma du Réel). Son documentaire, émouvant, était de loin le plus beau film du festival. C’était aussi le seul à s’intéresser à cette jeunesse d’aussi près – et plus particulièrement à leurs amours. Or, comme le fait entendre la réalisatrice, poser la question de l’amour à des garçons de Seine Saint-Denis n’est pas chose évidente. C’est pourquoi le dispositif, très simple, désolidarise la voix des entretiens, passés incognito avec quatre garçons, de l’image d’autres jeunes, filmés dans leurs quartiers. C’est par ce biais qu’Alice Diop recueille ici une parole dont la dureté, la résignation ou la conscience de devoir négocier constamment avec le regard des autres, dévoile un abîme de solitude qui tranche avec les clichés du banlieusard. En creux, Alice Diop parvient ainsi à sonder des gouffres de renonciation dont personne, à commencer par ceux qui se confient à elle, ne veut vraiment parler. « L’amour, c’est pour les Blancs » ira jusqu’à dire l’un des interviewés : façon de dire qu’avec l’argent et le travail, la tendresse, aux yeux d’un banlieusard, est aujourd’hui un privilège comme un autre. Réalité légèrement nuancée, cela dit, par l’assurance d’un homosexuel ayant appris à assumer sa différence à Sevran. Petite lueur d’espoir qui n’a rien d’un soulagement, mais dont il faut bien, pour l’heure, se contenter. Vers la tendresse a reçu le premier Prix de la compétition française ; preuve s’il en fallait, qu’il est peut-être temps pour le jeune cinéma français d’accueillir notre époque au sein de ses préoccupations. Et preuve s’il en fallait, aussi, qu’après Justine Triet, Virgil Vernier, Antonin Peretjatko, Nicolas Pariser et Yann Gonzalez – tous primés à Brive –, il faudra désormais compter sur Alice Diop, dont on attend les prochains films avec impatience.